Les Châtiments  -  Victor Hugo
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    Livre 4 - La religion est glorifiée
  1. Sacer esto
  2. Ce que le poète se disait en 1848
  3. Les commissions mixtes
  4. A des journalistes de robe courte
  5. Quelqu'un
  6. Écrit le 17 juillet 1851
  7. Un autre
  8. Déjà nommé
  9. Ceux qui vivent, ce sont...
  10. Aube
  11. Vicomte de Foucault...
  12. A quatre prisonniers
  13. On loge à la nuit
    Livre 5 - L'autorité est sacrée
  1. Le sacre
  2. Chanson
  3. Le manteau impérial
  4. Tout s'en va
  5. O drapeau de Wagram!
  6. On est Tibère, on est Judas...
  7. Les grands corps de l'État
  8. Le progrès calme et fort...
  9. Le chant de ceux qui s'en vont sur mer
  10. A un qui veut se détacher
  11. Pauline Roland
  12. Le plus haut attentat...
  13. L'expiation

LIVRE 4 - LA RELIGION EST GLORIFIÉE
           I- Sacer esto

Non, liberté ! non, peuple, il ne faut pas qu'il meure !
Oh ! certes, ce serait trop simple, en vérité,
Qu'après avoir brisé les lois, et sonné l'heure
Où la sainte pudeur au ciel a remonté ;
Qu'après avoir gagné sa sanglante gageure,
Et vaincu par l'embûche, et le glaive, et le feu ;
Qu'après son guet-apens, ses meurtres, son parjure,
Son faux serment, soufflet sur la face de Dieu ;
Qu'après avoir traîné la France au coeur frappée,
Et par les pieds liée, à son immonde char,
Cet infâme en fût quitte avec un coup d'épée
Au cou comme Pompée, au flanc comme César !
Non ! il est l'assassin qui rôde dans les plaines,
Il a tué, sabré, mitraillé sans remords,
Il fit la maison vide, il fit les tombes pleines,
Il marche, il va, suivi par l'oeil fixe des morts ;
A cause de cet homme, empereur éphémère,
Le fils n'a plus de père et l'enfant plus d'espoir,
La veuve à genoux pleure et sanglote, et la mère
N'est plus qu'un spectre assis sous un long voile noir ;
Pour filer ses habits royaux, sur les navettes
On met du fil trempé dans le sang qui coula ;
Le boulevard Montmartre a fourni ses cuvettes,
Et l'on teint son manteau dans cette pourpre-là ;
Il vous jette à Cayenne, à l'Afrique, aux sentines,
Martyrs, héros d'hier et forçats d'aujourd'hui !
Le couteau ruisselant des rouges guillotines
Laisse tomber le sang goutte à goutte sur lui ;
Lorsque la trahison, sa complice livide,
Vient et frappe à sa porte, il fait signe d'ouvrir ;
Il est le fratricide ! il est le parricide ! -
Peuples, c'est pour cela qu'il ne doit pas mourir !
Gardons l'homme vivant. Oh ! châtiment superbe !
Oh ! s'il pouvait un jour passer par le chemin,
Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe,
Sous l'exécration de tout le genre humain !
Etreint par son passé tout rempli de ses crimes
Comme par un carcan tout hérissé de clous,
Cherchant les lieux profonds, les forêts, les abîmes,
Pâle, horrible, effaré, reconnu par les loups ;
Dans quelque bagne vil n'entendant que sa chaîne,
Seul, toujours seul, parlant en vain aux rochers sourds,
Voyant autour de lui le silence et la haine,
Des hommes nulle part et des spectres toujours
Vieillissant, rejeté par la mort comme indigne,
Tremblant sous la nuit noire, affreux sous le ciel bleu...-
Peuples, écartez-vous ! cet homme porte un signe
Laissez passer Caïn ! il appartient à Dieu.

                                    14 novembre. Jersey.

II- Ce que le poète se disait en 1848

Tu ne dois pas chercher le pouvoir, tu dois faire
Ton oeuvre ailleurs ; tu dois, esprit d'une autre sphère,
Devant l'occasion reculer chastement.
De la pensée en deuil doux et sévère amant,
Compris ou dédaigné des hommes, tu dois être
Pâtre pour les garder et pour les bénir prêtre.
Lorsque les citoyens, par la misère aigris,
Fils de la même France et du même Paris,
S'égorgent ; quand, sinistre, et soudain apparue,
La morne barricade au coin de chaque rue
Monte et vomit la mort de partout à la fois,
Tu dois y courir seul et désarmé ; tu dois
Dans cette guerre impie, abominable, infâme,
Présenter ta poitrine et répandre ton âme,
Parler, prier, sauver les faibles et les forts,
Sourire à la mitraille et pleurer sur les morts ;
Puis remonter tranquille à ta place isolée,
Et là, défendre, au sein de l'ardente assemblée,
Et ceux qu'on veut proscrire et ceux qu'on croit juger,
Renverser l'échafaud, servir et protéger
L'ordre et la paix qu'ébranle un parti téméraire,
Nos soldats trop aisés à tromper, et ton frère,
Le pauvre homme du peuple aux cabanons jeté,
Et les lois, et la triste et frère liberté !
Consoler, dans ces jours d'anxiété funeste,
L'art divin qui frissonne et pleure, et pour le reste
Attendre le moment suprême et décisif.

Ton rôle est d'avertir et de rester pensif.

                                    27 novembre 1848.

III- Les commissions mixtes

Ils sont assis dans l'ombre et disent : nous jugeons.
Ils peuplent d'innocents les geôles, les donjons,
Et les pontons, nefs abhorrées,
Qui flottent au soleil sombres comme le soir,
Tandis que le reflet des mers sur leur flanc noir
Frissonne en écailles dorées.
Pour avoir sous son chaume abrité des proscrits,
Ce vieillard est au bagne, et l'on entend ses cris.
A Cayenne, à Bône, aux galères,
Quiconque a combattu cet escroc du scrutin
Qui, traître, après avoir crocheté le destin,
Filouta les droits populaires !
Ils ont frappé l'ami des lois ; ils ont flétri
La femme qui portait du pain à son mari,
Le fils qui défendait son père ;
Le droit ? on l'a banni ; l'honneur ? on l'exila.
Cette justice-là sort de ces juges-là
Comme des tombeaux la vipère.

                                    7 mai. Jersey.

IV- A des journalistes de robe courte

Parce que, jargonnant vêpres, jeûne et vigile,
Exploitant Dieu qui rêve au fond du firmament,
Vous avez, au milieu du divin évangile,
Ouvert boutique effrontément ;

Parce que vous feriez prendre à Jésus la verge,
Cyniques brocanteurs sortis on ne sait d'où ;
Parce que vous allez vendant la sainte vierge
Dix sous avec miracle, et sans miracle un sou ;

Parce que vous contez d'effroyables sornettes
Qui font des temples saints trembler les vieux piliers ;
Parce que votre style éblouit les lunettes
Des duègnes et des marguilliers ;

Parce que la soutane est sous vos redingotes,
Parce que vous sentez la crasse et non l'oeillet,
Parce que vous bâclez un journal de bigotes
Pensé par Escobar, écrit par Patouillet ;

Parce qu'en balayant leurs portes, les concierges
Poussent dans le ruisseau ce pamphlet méprisé ;
Parce que vous mêlez à la cire des cierges
  Votre affreux suif vert-de-grisé ;

Parce qu'à vous tout seuls vous faites une espèce
Parce qu'enfin, blanchis dehors et noirs dedans,
Criant mea culpa, battant la grosse caisse,
La boue au coeur, la larme à l'oeil, le fifre aux dents,

Pour attirer les sots qui donnent tête-bêche
Dans tous les vils panneaux du mensonge immortel,
Vous avez adossé le tréteau de Bobèche
Aux saintes pierres de l'autel,

Vous vous croyez le droit, trempant dans l'eau bénite
Cette griffe qui sort de votre abject pourpoint,
De dire : Je suis saint, ange, vierge et jésuite,
J'insulte les passants et je ne me bats point !

Ô pieds plats ! votre plume au fond de vos masures
Griffonne, va, vient, court, boit l'encre, rend du fiel,
Bave, égratigne et crache, et ses éclaboussures
Font des taches jusques au ciel !

Votre immonde journal est une charretée
De masques déguisés en prédicants camus,
Qui passent en prêchant la cohue ameutée
Et qui parlent argot entre deux oremus.

Vous insultez l'esprit, l'écrivain dans ses veilles,
Et le penseur rêvant sur les libres sommets ;
Et quand on va chez vous pour chercher vos oreilles,
Vos oreilles n'y sont jamais.

Après avoir lancé l'affront et le mensonge,
Vous fuyez, vous courez, vous échappez aux yeux.
Chacun a ses instincts, et s'enfonce et se plonge,
Le hibou dans les trous et l'aigle dans les cieux !

Vous, où vous cachez-vous ? dans quel hideux repaire ?
Ô Dieu ! l'ombre où l'on sent tous les crimes passer
S'y fait autour de vous plus noire, et la vipère
S'y glisse et vient vous y baiser.

Là vous pouvez, dragons qui rampez sous les presses,
Vous vautrer dans la fange où vous jettent vos goûts.
Le sort qui dans vos coeurs mit toutes les bassesses
Doit faire en vos taudis passer tous les égouts.

Bateleurs de l'autel, voilà quels sont vos rôles.
Et quand un galant homme à de tels compagnons
Fait cet immense honneur de leur dire : Mes drôles,
Je suis votre homme ; dégaînons !

- Un duel ! nous ! des chrétiens ! jamais ! - Et ces crapules
Font des signes de croix et jurent par les saints.
Lâches gueux, leur terreur se déguise en scrupules,
Et ces empoisonneurs ont peur d'être assassins.

Bien, écoutez : la trique est là, fraîche coupée.
On vous fera cogner le pavé du menton ;
Car sachez-le, coquins, on n'esquive l'épée
Que pour rencontrer le bâton.

Vous conquîtes la Seine et le Rhin et le Tage.
L'esprit humain rogné subit votre compas.
Sur les publicains juifs vous avez l'avantage,
Maudits ! Judas est mort, Tartuffe ne meurt pas.

Iago n'est qu'un fat près de votre Basile.
La bible en vos greniers pourrit mangée aux vers.
Le jour où le mensonge aurait besoin d'asile,
Vos coeurs sont là, tout grands ouverts.

Vous insultez le juste abreuvé d'amertumes.
Tous les vices, quittant veste, cape et manteau,
Vont se masquer chez vous et trouvent des costumes.
On entre Lacenaire, on sort Contrafatto.

Les âmes sont pour vous des bourses et des banques.
Quiconque vous accueille a d'affreux repentirs.
Vous vous faites chasser, et par vos saltimbanques
Vous parodiez les martyrs.

L'église du bon Dieu n'est que votre buvette.
Vous offrez l'alliance à tous les inhumains.
On trouvera du sang au fond de la cuvette
Si jamais, par hasard, vous vous lavez les mains.

Vous seriez des bourreaux si vous n'étiez des cuistres.
Pour vous le glaive est saint et le supplice est beau.
Ô monstres ! vous chantez dans vos hymnes sinistres
Le bûcher, votre seul flambeau !

Depuis dix-huit cents ans Jésus, le doux pontife,
Veut sortir du tombeau qui lentement se rompt,
Mais vous faites effort, ô valets de Caïphe,
Pour faire retomber la pierre sur son front !

Ô cafards ! votre échine appelle l'étrivière.
Le sort juste et railleur fait chasser Loyola
De France par le fouet d'un pape, et de Bavière
Par la cravache de Lola.

Allez, continuez, tournez la manivelle
De votre impur journal, vils grimauds dépravés ;
Avec vos ongles noirs grattez votre cervelle
Calomniez, hurlez, mordez, mentez, vivez !

Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbes
La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets,
Aux rayons du soleil les parthénons superbes,
Vos faces aux larges soufflets.

Sus donc ! cherchez les trous, les recoins, les cavernes !
Cachez-vous, plats vendeurs d'un fade orviétan,
Pitres dévots, marchands d'infâmes balivernes,
Vierges comme l'eunuque, anges comme Satan !

Ô saints du ciel ! est-il, sous l'oeil de Dieu qui règne,
Charlatans plus hideux et d'un plus lâche esprit,
Que ceux qui, sans frémir, accrochent leur enseigne
Aux clous saignants de Jésus-Christ !

                                    Septembre 1850.

           V- Quelqu'un

Donc un homme a vécu qui s'appelait Varron,
Un autre Paul-Emile, un autre Cicéron ;
Ces hommes ont été grands, puissants, populaires,
Ont marché, précédés des faisceaux consulaires,
Ont été généraux, magistrats, orateurs ;
Ces hommes ont parlé devant les sénateurs
Ils ont vu, dans la poudre et le bruit des armées,
Frissonnantes, passer les aigles enflammées ;
La foule les suivait et leur battait des mains
Ils sont morts ; on a fait à ces fameux romains
Des tombeaux dans le marbre, et d'autres dans l'histoire.
Leurs bustes, aujourd'hui, graves comme la gloire,
Dans l'ombre des palais ouvrant leurs vagues yeux,
Rêvent autour de nous, témoins mystérieux ;
Ce qui n'empêche pas, nous, gens des autres âges,
Que, lorsque nous parlons de ces grands personnages,
Nous ne disions : tel jour Varron fut un butor,
Paul-Émile a mal fait, Cicéron eut grand tort,
Et lorsque nous traitons ainsi ces morts illustres,
Tu prétends, toi, maraud, goujat parmi les rustres,
Que je parle de toi qui lasses le dédain,
Sans dire hautement : cet homme est un gredin !
Tu veux que nous prenions des gants et des mitaines
Avec toi, qu'eût chassé Sparte aussi bien qu'Athènes !
Force gens t'ont connu jadis quand tu courais
Les brelans, les enfers, les trous, les cabarets,
Quand on voyait, le soir, tantôt dans l'ombre obscure,
Tantôt devant la porte entrouverte et peu sûre
D'un antre d'où sortait une rouge clarté,
Ton chef branlant couvert d'un feutre cahoté.
Tu t'es fait broder d'or par l'empereur bohème.
Ta vie est une farce et se guinde en poëme.
Et que m'importe à moi, penseur, juge, ouvrier,
Que décembre, étranglant dans ses poings février,
T'installe en un palais, toi qui souillais un bouge !
Allez aux tapis francs de Vanvre et de Montrouge,
Courez aux galetas, aux caves, aux taudis,
Les échos vous diront partout ce que je dis
- Ce drôle était voleur avant d'être ministre ! -
Ah ! tu veux qu'on t'épargne, imbécile sinistre !
Ah ! te voilà content, satisfait, souriant !
Sois tranquille. J'irai par la ville criant :
Citoyens ! voyez-vous ce jésuite aux yeux jaunes ?
Jadis, c'était Brutus. Il haïssait les trônes,
Il les aime aujourd'hui. Tous métiers lui sont bons
Il est pour le succès. Donc, à bas les Bourbons,
Mais vive l'empereur ! à bas tribune et charte !
II déteste Chambord, mais il sert Bonaparte.
On l'a fait sénateur, ce qui le rend fougueux.
Si les choses étaient à leur place, ce gueux
Qui n'a pas, nous dit-il en déclamant son rôle,
Les fleurs de lys au coeur, les aurait sur l'épaule !

                                    10 décembre. Jersey.

  VI- Écrit le 17 juillet 1851
                 En descendant de la tribune

Ces hommes qui mourront, foule abjecte et grossière,
Sont de la boue avant d'être de la poussière.
Oui, certe, ils passeront et mourront. Aujourd'hui
Leur vue à l'honnête homme inspire un mâle ennui.
Envieux, consumés de rages puériles,
D'autant plus furieux qu'ils se sentent stériles,
Ils mordent les talons de qui marche en avant.
Ils sont humiliés d'aboyer, ne pouvant
Jusqu'au rugissement hausser leur petitesse,
Ils courent, c'est à qui gagnera de vitesse,
La proie est là ! - hurlant et jappant à la fois,
Lancés dans le sénat ainsi que dans un bois,
Tous confondus, traitant, magistrat, soldat, prêtre,
Meute autour du lion, chenil aux pieds du maître,
Ils sont à qui les veut, du premier au dernier,
Aujourd'hui Bonaparte et demain Changarnier !
Ils couvrent de leur bave honneur, droit, république,
La charte populaire et l'oeuvre évangélique,
Le progrès, ferme espoir des peuples désolés
Ils sont odieux. - Bien. Continuez, allez !
Quand l'austère penseur qui, loin des multitudes,
Rêvait hier encore au fond des solitudes,
Apparaissant soudain dans sa tranquillité,
Vient au milieu de vous dire la vérité,
Défendre les vaincus, rassurer la patrie,
Eclatez ! répandez cris, injures, furie,
Ruez-vous sur son nom comme sur un butin !
Vous n'obtiendrez de lui qu'un sourire hautain,
Et pas même un regard ! - Car cette âme sereine,
Méprisant votre estime, estime votre haine.

                                    Paris. 1851.

       VII- Un autre

Ce Zoïle cagot naquit d'une Javotte.
Le diable, - ce jour-là Dieu permit qu'il créât, -
D'un peu de Ravaillac et d'un de Nonotte
Composa ce gredin béat.

Tout jeune, il contemplait, sans gîte et sans valise,
Les sous-diacres coiffés d'un feutre en lampion
Vidocq le rencontra priant dans une église,
Et, l'ayant vu loucher, en fit un espion.

Alors ce va-nu-pieds songea dans sa mansarde,
Et se voyant sans coeur, sans style, sans esprit,
Imagina de mettre une feuille poissarde
Au service de Jésus-Christ.

Armé d'un goupillon, il entra dans la lice
Contre les jacobins, le siècle et le péché.
Il se donna le luxe, étant de la police,
D'être jésuite et saint par-dessus le marché.

Pour mille francs par mois livrant l'eucharistie,
Plus vil que les voleurs et que les assassins,
Il fut riche. Il portait un flair de sacristie
Dans le bouge des argousins.

Il prospère ! - Il insulte, il prêche, il fait la roue ;
S'il n'était pas saint homme, il eût été sapeur ;
Comme s'il s'y lavait, il piaffe en pleine boue,
Et, voyant qu'on se sauve, il dit : comme ils ont peur !

Regardez, le voilà ! - Son journal frénétique
Plaît aux dévots et semble écrit par des bandits.
Il fait des fausses clefs dans l'arrière-boutique
Pour la porte du paradis.

Des miracles du jour il colle les affiches.
Il rédige l'absurde en articles de foi.
Pharisien hideux, il trinque avec les riches
Et dit au pauvre : ami, viens jeûner avec moi.

Il ripaille à huis clos, en publie il sermonne,
Chante landerirette après alleluia,
Dit un pater, et prend le menton de Simone... -
Que j'en ai vu, de ces saints-là !

Qui vous expectoraient des psaumes après boire,
Vendaient, d'un air contrit, leur pieux bric-à-brac,
Et qui passaient, selon qu'ils changeaient d'auditoire,
Des strophes de Piron aux quatrains de Pibrac !

C'est ainsi qu'outrageant gloires, vertus, génies,
Charmant par tant d'horreurs quelques niais fougueux,
Il vit tranquillement dans les ignominies,
Simple jésuite et triple gueux.

                                    Septembre 1850.

           VIII- Déjà nommé

Malgré moi je reviens, et mes vers s'y résignent,
A cet homme qui fut si misérable, hélas !
Et dont Mathieu Molé, chez les morts qui s'indignent,
Parle à Boissy d'Anglas.

Ô loi sainte ! Justice ! où tout pouvoir s'étaie,
Gardienne de tout droit et de tout ordre humain !
Cet homme qui, vingt ans, pour recevoir sa paie,
T'avait tendu la main,

Quand il te vit sanglante et livrée à l'infâme,
Levant tes bras, meurtrie aux talons des soldats,
Tourna la tête et dit : Qu'est-ce que cette femme
Je ne la connais pas !

Les vieux partis avaient mis au fauteuil ce juste !
Ayant besoin d'un homme, on prit un mannequin.
Il eût fallu Caton sur cette chaise auguste
On y jucha Pasquin.

Opprobre ! il dégradait à plaisir l'assemblée
Souple, insolent, semblable aux valets familiers,
Ses gros lazzis marchaient sur l'éloquence allée
  Avec leurs gros souliers.

Quand on ne croit à rien on est prêt à tout faire.
Il eût reçu Cromwell ou Monk dans Temple-Bar.
Suprême abjection ! riant avec Voltaire,
Votant pour Escobar !

Ne sachant que lécher à droite et mordre à gauche,
Aidant, à son insu, le crime ; vil pantin,
Il entrouvrait la porte aux sbires en débaucbe
Qui vinrent un matin.

Si l'on avait voulu, pour sauver du déluge,
Certes, son traitement, sa place, son trésor,
Et sa loque d'hermine et son bonnet de juge
Au triple galon d'or,

Il eût été complice, il eût rempli sa tâche
Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon
Ils n'ont pas daigné faire un traître avec ce lâche
Ils ont dit : à quoi bon ?

Sous ce règne où l'on vend de la fange au pied cube,
Du moins cet homme a-t-il à jamais disparu,
Rustre exploiteur des rois, courtisan du Danube,
Hideux flatteur bourru !

Il s'offrit aux brigands après la loi tuée ;
Et pour qu'il lâchât prise, aux yeux de tout Paris,
Il fallut qu'on lui dît : Vieille prostituée,
Vois donc tes cheveux gris !

Aujourd'hui méprisé, même de cette clique,
On voit pendre la honte à son nom infamant,
Et le dernier lambeau de la pudeur publique
A son dernier serment.

Si par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes,
Fouillant du croc l'ordure où dort plus d'un secret,
Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes,
Il la dédaignerait !

                                    Jersey. 25 décembre 1852.

                                 IX

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'àme et le front,
Ceux qui d'un haut. destin gravissent l'âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C'est le prophète saint prosterné devant l'arche,
C'est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche,
Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d'être en ne pensant pas.
Ils s'appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N'a jamais de figure et n'a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids sans but, sans noeud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage ;
Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule
Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.

Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière,
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l'on va,
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova,
Regarder sans respect l'astre, la fleur, la femme,
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l'âme,
Pour de vains résultats faire de vains efforts,
N'attendre rien d'en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d'immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés
Et j'aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, coeurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu'une âme en vos cohues !

                                    Paris. 31 décembre l848. Minuit.

                      X- Aube

Un immense frisson émeut la plaine obscure.
C'est l'heure où Pythagore, Hésiode, Epicure,
Songeaient ; c'est l'heure où, las d'avoir, toute la nuit,
Contemplé l'azur sombre et l'étoile qui luit,
Pleins d'horreur, s'endormaient les pâtres de Chaldée.
Là-bas, la chute d'eau, de mille plis ridée,
Brille, comme dans l'ombre un manteau de satin
Sur l'horizon lugubre apparaît le matin,
Face rose qui rit avec des dents de perles
Le boeuf rêve et mugit, les bouvreuils et les merles
Et les geais querelleurs sifflent, et dans les bois
On entend s'éveiller confusément les voix ;
Les moutons hors de l'ombre, à travers les bourrées,
Font bondir au soleil leurs toisons éclairées ;
Et la jeune dormeuse, entrouvrant son oeil noir,
Fraîche, et ses coudes blancs sortis hors du peignoir,
Cherche de son pied nu sa pantoufle chinoise.

Louange à Dieu ! toujours, après la nuit sournoise,
Agitant sur les monts la rose et le genêt,
La nature superbe et tranquille renaît ;
L'aube éveille le nid à l'heure accoutumée,
Le chaume dresse au vent sa plume de fumée,
Le rayon, flèche d'or, perce l'âpre forêt ;
Et plutôt qu'arrêter le soleil, on ferait
Sensibles à l'honneur et pour le bien fougueuses
Les âmes de Baroche et de Troplong, ces gueuses !

                                    28 avril 1853. Jersey.

                               XI

Vicomte de Foucault, lorsque vous empoignâtes
L'éloquent Manuel de vos mains auvergnates,
Comme l'océan bout quand tressaille l'Etna,
Le peuple tout entier s'émut et frissonna ;
On vit, sombre lueur, poindre mil huit cent trente
L'antique royauté, fière et récalcitrante,
Chancela sur son trône, et dans ce noir moment
On sentit commencer ce vaste écroulement ;
Et ces rois, qu'on punit d'oser toucher un homme,
Etaient grands, et mêlés à notre histoire en somme,
Ils avaient derrière eux des siècles éblouis,
Henri quatre et Coutras, Damiette et saint-Louis.
Aujourd'hui, dans Paris, un prince de la pègre,
Un pied plat, copiant Faustin, singe d'un nègre,
Plus faux qu'Ali pacha, plus cruel que Rosas,
Fourre en prison la loi, met la gloire à Mazas,
Chasse l'honneur, le droit, les probités punies,
Orateurs, généraux, représentants, génies,
Les meilleurs serviteurs du siècle et de l'état,
Et c'est tout ! et le peuple, après cet attentat,
Souffleté mille fois sur ces faces illustres,
Va voir de l'Elysée étinceler les lustres,
Ne sent rien sur sa joue, et contemple César !
Lui, souverain, il suit en esclave le char !
Il regarde danser dans le Louvre les maîtres,
Ces immondes faisant vis-à-vis à ces traîtres,
La fraude en grand habit, le meurtre en apparat,
Et le ventre Berger près du ventre Murat !
On dit : - vivons ! adieu grandeur, gloire, espérance ! -
Comme si, dans ce monde, un peuple appelé France,
Alors qu'il n'est plus libre, était encor vivant !
On boit, on mange, on dort, on achète et l'on vend,
Et l'on vote, en riant des doubles fonds de l'urne
Et pendant ce temps-là, ce gredin taciturne,
Ce chacal à sang froid, ce corse hollandais,
Etale, front d'airain, son crime sous le dais,
Gorge d'or et de vin sa bande scélérate,
S'accoude sur la nappe, et cuvant, noir pirate,
Son guet-apens français, son guet-apens romain,
Mâche son cure-dents taché de sang humain !

                                    20 mai 1853. Jersey.

  XII- A quatre prisonniers
                   (Après leur condamnation)

Mes fils, soyez contents ; l'honneur est où vous êtes.
Et vous, mes deux amis, la gloire, ô fiers poëtes,
Couronne votre nom par l'affront désigné ;
Offrez aux juges vils, groupe abject et stupide,
Toi, ta douceur intrépide,
Toi, ton sourire indigné.

Dans cette salle, où Dieu voit la laideur des âmes,
Devant ces froids jurés, choisis pour être infâmes,
Ces douze hommes, muets, de leur honte chargés,
Ô justice, j'ai cru, justice auguste et sombre,
Voir autour de toi dans l'ombre
Douze sépulcres rangés.

Ils vous ont condamnés, que l'avenir les juge !
Toi, pour avoir crié : la France est le refuge
Des vaincus, des proscrits ! - Je t'approuve, mon fils !
Toi, pour avoir, devant la hache qui s'obstine,
Insulté la guillotine,
Et vengé le crucifix !

Les temps sont durs ; c'est bien. Le martyre console.
J'admire, ô Vérité, plus que toute auréole,
Plus que le nimbe ardent des saints en oraison,
Plus que les trônes d'or devant qui tout s'efface,
L'ombre que font sur ta face
Les barreaux d'une prison !

Quoi que le méchant fasse en sa bassesse noire,
L'outrage injuste et vil là-haut se change en gloire.
Quand Jésus commençait sa longue passion,
Le crachat qu'un bourreau lança sur son front blême
Fit au ciel à l'instant même
Une constellation !

                                    Conciergerie, Paris. Novembre 1851.

XIII- On loge à la nuit

Aventurier conduit par le louche destin,
Pour y passer la nuit, jusqu'à demain matin,
Entre à l'auberge Louvre avec ta rosse Empire.

Molière te regarde et fait signe à, Shakspeare ;
L'un te prend pour Scapin, l'autre pour Richard trois.
Entre en jurant, et fais le signe de la croix.
L'antique hôtellerie est toute illuminée.
L'enseigne, par le temps salie et charbonnée,
Sur le vieux fleuve Seine, à deux pas du Pont-Neuf,
Crie et grince au balcon rouillé de Charles neuf ;
On y déchiffre encor ces quelques lettres : - Sacre ; -
Texte obscur et tronqué, reste du mot Massacre.

Un fourmillement sombre emplit ce noir logis.

Parmi les chants d'ivresse et les refrains mugis,
On rit, on boit, on mange, et le vin sort des outres.
Toute une boucherie est accrochée aux poutres.
Ces êtres triomphants ont fait quelque bon coup.
L'un crie : assommons tout ! et l'autre : empochons tout !
L'autre agite une torche aux clartés aveuglantes.
Par places sur les murs on voit des mains sanglantes.
Les mets fument ; la braise aux fourneaux empourprés
Flamboie ; on voit aller et venir affairés,
Des taches à leurs mains, des taches à leurs chausses,
Les Rianceys marmitons, les Nisards gâte-sauces ;
Et, - derrière la table où sont assis Fortoul,
Persil, Piétri, Carlier, Chapuys le capitoul,
Ducos et Magne au meurtre ajoutant leur paraphe,
Forey dont à Bondy l'on change l'orthographe,
Rouher et Radetzky, Haynau près de Drouyn, -
Le porc Sénat fouillant l'ordure du grouin.
Ces gueux ont commis plus de crimes qu'un évêque
N'en bénirait. Explore, analyse, dissèque,
Dans leur âme où de Dieu le germe est étouffé,
Tu ne trouveras rien. - Sus donc, entre coiffé
Comme Napoléon, botté comme Macaire.
Le général Bertrand te précède ; tonnerre
De bravos. Cris de joie aux hurlements mêlés.
Les spectres qui gisaient dans l'ombre échevelés
Te regardent entrer et rouvrent leurs yeux mornes
Autour de toi s'émeut l'essaim des maritornes,
A beaucoup de jargon mêlant un peu d'argot ;
La marquise Toinon, la duchesse Margot,
Houris au coeur de verre, aux regards d'escarboucles.
Maître, es-tu la régence ? on poudrera ses boucles
Es-tu le directoire ? on mettra des madras.
Fais, ô bel étranger, tout ce que tu voudras.
Ton nom est million, entre ! - Autour de ces belles
Colombes de l'orgie, ayant toutes des ailes,
Folâtrent Suin, Mongis, Turgot et d'Aguesseau,
Et Saint-Arnaud qui vole autrement que l'oiseau.
Aux trois quarts gris déjà, Reibell le trabucaire
Prend Fould pour un curé dont Sibour est vicaire.

Regarde, tout est prêt pour te fêter, bandit.

L'immense cheminée au centre resplendit.
Ton aigle, une chouette, en blasonne le plâtre.
Le boeuf Peuple rôtit tout entier devant l'âtre
La lèchefrite chante en recevant le sang ;
A côté sont assis, souriant et causant,
Magnan qui l'a tué, Troplong qui le fait cuire.
On entend cette chair pétiller et bruire,
Et sur son tablier de cuir, joyeux et las,
Le boucher Carrelet fourbit son coutelas.
La marmite budget pend à la crémaillère.
Viens, toi qu'aiment les juifs et que l'église éclaire,
Espoir des fils d'Ignace et des fils d'Abraham,
Qui t'en vas vers Toulon et qui t'en viens de Ham,
Viens, la journée est faite et c'est l'heure de paître.
Prends devant ce bon feu ce bon fauteuil, ô maître.
Tout ici te vénère et te proclame roi ;
Viens ; rayonne, assieds-toi, chauffe-toi, sèche-toi,
Sois bon prince, ô brigand ! ô fils de la créole,
Dépouille ta grandeur, quitte ton auréole ;
Ce qu'on appelle ainsi dans ce nid de félons,
C'est la boue et le sang collés à tes talons,
C'est la fange rouillant ton éperon sordide.
Les héros, les penseurs portent, groupe splendide,
Leur immortalité sur leur radieux front ;
Toi, tu traînes ta gloire à tes pieds. Entre donc,
Ote ta renommée avec un tire-bottes.
Vois, les grands hommes nains et les gloires nabotes
T'entourent en chantant, ô Tom-Pouce Attila !
Ce boeuf rôtit pour toi ; Maupas, ton nègre, est là ;
Et, jappant dans sa niche au coin du feu, Baroche
Vient te lécher les pieds tout en tournant la broche.

Pendant que dans l'auberge ils trinquent à grand bruit,
Dehors, par un chemin qui se perd dans la nuit,
Hâtant son lourd cheval dont le pas se rapproche,
Muet, pensif, avec des ordres dans sa poche,
Sous ce ciel noir qui doit redevenir ciel bleu,
Arrive l'avenir, le gendarme de Dieu.

                                    1er février.

LIVRE 5 - L'AUTORITÉ EST SACRÉE
    I- Le sacre
Sur l'air de Malbrouck

Dans l'affreux cimetière,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Dans l'affreux cimetière
Frémit le nénuphar.

Castaing lève sa pierre,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Castaing lève sa pierre
Dans l'herbe de Clamar,

Et crie et vocifère,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Et crie et vocifère :
Je veux être césar !

Cartouche en son suaire,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Cartouche en son suaire
S'écrie ensanglanté

- Je veux aller sur terre,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Je veux aller sur terre
Pour être majesté !

Mingrat monte à sa chaire,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Mingrat monte à sa chaire,
Et dit, sonnant le glas :

- Je veux, dans l'ombre où j'erre,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Je veux, dans l'ombre où j'erre
Avec mon coutelas,

Etre appelé : mon frère,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Etre appelé : mon frère,
Par le czar Nicolas !

Poulmann, dans l'ossuaire,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Poulmann dans l'ossuaire
S'éveillant en fureur,

Dit à Mandrin : - Compère,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Dit à Mandrin : - Compère,
Je veux être empereur !

- Je veux, dit Lacenaire,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Je veux, dit Lacenaire,
Etre empereur et roi !

Et Soufflard déblatère,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Et Soufflard déblatère,
Hurlant comme un beffroi :

- Au lieu de cette bière,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Au lieu de cette bière,
Je veux le Louvre, moi

Ainsi, dans leur poussière,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Ainsi, dans leur poussière,
Parlent les chenapans.

- Çà, dit Robert Macaire,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
- çà, dit Robert Macaire,
Pourquoi ces cris de paons ?

Pourquoi cette colère ?
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Pourquoi cette colère ?
Ne sommes-nous pas rois ?

Regardez, le saint-père,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Regardez, le saint-père,
Portant sa grande croix,

Nous sacre tous ensemble,
Ô misère, ô douleur, Paris tremble !
Nous sacre tous ensemble
Dans Napoléon trois !

                                    17 janvier.

   II- Chanson

Un jour, Dieu sur sa table
Jouait avec le diable
Du genre humain haï.
Chacun tenait sa carte
L'un jouait Bonaparte,
Et l'autre Mastaï.

Un pauvre abbé bien mince !
Un méchant petit prince,
Polisson hasardeux !
Quel enjeu pitoyable !
Dieu fit tant que le diable
Les gagna tous les deux.

« Prends ! cria Dieu le père,
Tu ne sauras qu'en faire ! »
Le diable dit ! « Erreur ! »
Et, ricanant sous cape,
Il fit de l'un un pape,
De l'autre un empereur.

                                    1er mars 1853. Jersey.

III- Le manteau impérial

Oh ! vous dont le travail est joie,
Vous qui n'avez pas d'autre proie
Que les parfums, souffles du ciel,
Vous qui fuyez quand vient décembre,
Vous qui dérobez aux fleurs l'ambre
Pour donner aux hommes le miel,

Chastes buveuses de rosée,
Qui, pareilles à l'épousée,
Visitez le lys du coteau,
Ô soeurs des corolles vermeilles,
Filles de la lumière, abeilles,
Envolez-vous de ce manteau !

Ruez-vous sur l'homme, guerrières !
Ô généreuses ouvrières,
Vous le devoir, vous la vertu,
Ailes d'or et flèches de flamme,
Tourbillonnez sur cet infâme !
Dites-lui : « Pour qui nous prends-tu ?

» Maudit ! nous sommes les abeilles !
Des chalets ombragés de treilles
Notre ruche orne le fronton ;
Nous volons, dans l'azur écloses,
Sur la bouche ouverte des roses
Et sur les lèvres de Platon.

» Ce qui sort de la fange y rentre.
Va trouver Tibère en son antre,
Et Charles neuf sur son balcon.
Va ! sur ta pourpre il faut qu'on mette,
Non les abeilles de l'Hymette,
Mais l'essaim noir de Montfaucon !»

Et percez-le toutes ensemble,
Faites honte au peuple qui tremble,
Aveuglez l'immonde trompeur,
Acharnez-vous sur lui, farouches,
Et qu'il soit chassé par les mouches
Puisque les hommes en ont peur !

                                    Jersey. Juin 1853.

         IV- Tout s'en va

Moi, je me sauve.
      LE DROIT
                            Adieu ! je m'en vais.
      L'HONNEUR
                                                           Je m'exile.
      ALCESTE
Je vais chez les hurons leur demander asile.
      LA CHANSON
J'émigre. Je ne puis souffler mot, s'il vous plaît,
Dire un refrain sans être empoignée ait collet
Par les sergents de ville, affreux drôles livides.
      UNE PLUME
Personne n'écrit plus ; les encriers sont vides.
On dirait d'un pays mogol, russe ou persan.
Nous n'avons plus ici que faire ; allons-nous-en,
Mes soeurs, je quitte l'homme et je retourne aux oies.
      LA PITIÉ
Je pars. Vainqueurs sanglants, je vous laisse à vos joies.
Je vole vers Cayenne où j'entends de grands cris.
      LA MARSEILLAISE
J'ouvre mon aile, et vais rejoindre les proscrits.
      LA POÉSIE
Oh ! je pars avec toi, pitié, puisque tu saignes !
      L'AIGLE
Quel est ce perroquet qu'on met sur vos enseignes,
Français ? de quel égout sort cette bête-là ?
Aigle selon Cartouche et selon Loyola,
Il a du sang au bec, français ; mais c'est le vôtre.
Je regagne les monts. Je ne vais qu'avec l'autre.
Les rois à ce félon peuvent dire : merci ;
Moi, je ne connais pas ce Bonaparte-ci !
Sénateurs ! courtisans ! je rentre aux solitudes !
Vivez dans le cloaque et dans les turpitudes,
Soyez vils, vautrez-vous sous les cieux rayonnants !
      LA FOUDRE
Je remonte avec l'aigle aux nuages tonnants.
L'heure ne peut tarder. Je vais attendre un ordre.
      UNE LIME
Puisqu'il n'est plus permis qu'aux vipères de mordre,
Je pars, je vais couper les fers dans les pontons.
      LES CHIENS
Nous sommes remplacés par les préfets ; partons.
      LA CONCORDE
Je m'éloigne. La haine est dans les coeurs sinistres.
      LA PENSÉE
On n'échappe aux fripons que pour choir dans les cuistres.
Il semble que tout meure et que de grands ciseaux
Vont jusque dans les cieux couper l'aile aux oiseaux.
Toute clarté s'éteint sous cet homme funeste.
Ô France ! je m'enfuis et je pleure.
      LE MÉPRIS
                                                        Je reste.

                                    Novembre 1852. Jersey.

                            V

Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !
Puissance, liberté, vieil honneur militaire,
Principes, droits, pensée, ils font en ce moment
De toute cette gloire un vaste abaissement.
Toute leur confiance est dans leur petitesse.
Ils disent, se sentant d'une chétive espèce :
-Bah ! nous ne pesons rien ! régnons.- Les nobles coeurs !
Ils ne savent donc pas, ces pauvres nains vainqueurs,
Sautés sur le pavois du fond d'une caverne,
Que lorsque c'est un peuple illustre qu'on gouverne,
Un peuple en qui l'honneur résonne et retentit,
On est d'autant plus lourd que l'on est plus petit !
Est-ce qu'ils vont changer, est-ce là notre compte ?
Ce pays de lumière en un pays de honte ?
Il est dur de penser, c'est un souci profond,
Qu'ils froissent dans les coeurs, sans savoir ce qu'ils font,
Les instincts les plus fiers et les plus vénérables.
Ah ! ces hommes maudits, ces hommes misérables
Eveilleront enfin quelque rébellion
A force de courber la tête du lion !
La bête est étendue à terre, et fatiguée
Elle sommeille, au fond de l'ombre reléguée ;
Le mufle fauve et roux ne bouge pas, d'accord ;
C'est vrai, la patte énorme et monstrueuse dort ;
Mais on l'excite assez pour que la griffe sorte.
J'estime qu'ils ont tort de jouer de la sorte.

                                    Octobre 1849..

                             VI

On est Tibère, on est Judas, on est Dracon ;
Et l'on a Lambessa, n'ayant plus Montfaucon.
On forge pour le peuple une chaîne ; on enferme,
On exile, on proscrit le penseur libre et ferme ;
Tout succombe. On comprime élans, espoirs, regrets,
La liberté, le droit, l'avenir, le progrès,
Comme faisait Séjan, comme fit Louis onze,
Avec des lois de fer et des juges de bronze.
Puis, - c'est bien, - on s'endort, et le maître joyeux
Dit : l'homme n'a plus d'âme et le ciel n'a plus d'yeux.-
Ô rêve des tyrans ! l'heure fuit, le temps marche,
Le grain croît dans la terre et l'eau coule sous l'arche.
Un jour vient où ces lois de silence et de mort
Se rompant tout à coup, comme, sous un effort,
Se rouvrent à grand bruit des portes mal fermées,
Emplissent la cité de torches enflammées.

                                    17 janvier 1853.

VII- Les grands corps de l'État

Ces hommes passeront comme un ver sur le sable.
Qu'est-ce que tu ferais de leur sang méprisable ?
Le dégoût rend clément.
Retenons la colère âpre, ardente, électrique.
Peuple, si tu m'en crois, tu prendras une trique
Au jour du châtiment.

Ô de Soulouque-deux burlesque cantonade !
Ô ducs de Trou-Bonbon, marquis de Cassonade,
Souteneurs du larron,
Vous dont la poésie, ou sublime ou mordante,
Ne sait que faire, gueux, trop grotesques pour Dante,
Trop sanglants pour Scarron,

Ô jongleurs, noirs par l'âme et par la servitude,
Vous vous imaginez un lendemain trop rude,
Vous êtes trop tremblants,
Vous croyez qu'on en veut, dans l'exil où nous sommes,
A cette peau qui fait qu'on vous prend pour des hommes ;
Calmez-vous, nègres blancs !

Cambyse, j'en conviens, eût eu ce coeur de roche
De faire asseoir Troplong sur la peau de Baroche
Au bout d'un temps peu long,
Il eût crié : Cet autre est pire. Qu'on l'étrangle !
Et, j'en conviens encore, eût fait asseoir Delangle
Sur la peau de Troplong.

Cambyse était stupide et digne d'être auguste ;
Comme s'il suffisait pour qu'un être soit juste,
Sans vices, sans orgueil,
Pour qu'il ne soit pas traître à la loi, ni transfuge,
Que d'une peau de tigre ou d'une peau de juge
On lui fasse un fauteuil !

Toi, peuple, tu diras : - Ces hommes se ressemblent.
Voyons les mains. - Et tous trembleront comme tremblent
Les loups pris aux filets.
- Bon. Les uns ont du sang, qu'au bagne on les écroue,
A la chaîne ! Mais ceux qui n'ont que de la boue,
Tu leur diras : - Valets !

La loi râlait, ayant en vain crié : main-forte !
Vous avez partagé les habits de la morte.
Par César achetés,
De tous nos droits livrés vous avez fait des ventes ;
Toutes ses trahisons ont trouvé pour servantes
Toutes vos lâchetés !

Allez, fuyez, vivez ! pourvu que, mauvais prêtre,
Mauvais juge, on vous voie en vos trous disparaître,
Rampant sur vos genoux,
Et qu'il ne reste rien, sous les cieux que Dieu dore,
Sous le splendide azur où se lève l'aurore,
Rien de pareil à vous !

Vivez, si vous pouvez ! l'opprobre est votre asile.
Vous aurez à jamais, toi, cardinal Basile,
Toi, sénateur Crispin,
De quoi boire et manger dans vos fuites lointaines,
Si le mépris se boit comme l'eau des fontaines,
Si la honte est du pain ! -

Peuple, alors nous prendrons au collet tous ces drôles,
Et tu les jetteras dehors par les épaules
A grands coups de bâton ;
Et dans le Luxembourg, blancs sous les branches d'arbre,
Vous nous approuverez de vos têtes de marbre,
Ô Lycurgue, ô Caton !

Citoyens ! le néant pour ces laquais se rouvre
Qu'importe, ô citoyens ! l'abjection les couvre
De son manteau de plomb.
Qu'importe que, le soir, un passant solitaire,
Voyant un récureur d'égouts sortir de terre,
Dise : Tiens ! c'est Troplong !

Qu'importe que Rouher sur le Pont-Neuf se carre,
Que Baroche et Delangle, en quittant leur simarre,
Prennent des tabliers,
Qu'ils s'offrent pour trois sous, oubliés quoique infâmes,
Et qu'ils aillent, après avoir sali leurs âmes,
Nettoyer vos souliers !

                                    23 novembre. Jersey.

                           VIII

Le Progrès calme et fort, et toujours innocent,
Ne sait pas ce que c'est que de verser le sang.
Il règne, conquérant désarmé ; quoi qu'on fasse,
De la hache et du glaive il détourne sa face,
Car le doigt éternel écrit dans le ciel bleu
Que la terre est à l'homme et que l'homme est à Dieu ;
Car la force invincible est la force impalpable. -
Peuple, jamais de sang ! - Vertueux ou coupable,
Le sang qu'on a versé monte des mains au front.
Quand sur une mémoire, indélébile affront,
Il jaillit, plus d'espoir ; cette fatale goutte
Finit par la couvrir et la dévorer toute ;
Il n'est pas dans l'histoire une tache de sang
Qui sur les noirs bourreaux n'aille s'élargissant.
Sachons-le bien, la honte est la meilleure tombe.
Le même homme sur qui son crime enfin retombe
Sort sanglant du sépulcre et fangeux du mépris.
Le bagne dédaigneux sur les coquins flétris
Se ferme, et tout est dit ; l'obscur tombeau se rouvre.
Qu'on le fasse profond et muré, qu'on le couvre
D'une dalle de marbre et d'un plafond massif,
Quand vous avez fini, le fantôme pensif
Lève du front la pierre et lentement se dresse.
Mettez sur ce tombeau toute une forteresse,
Tout un mont de granit, impénétrable et sourd,
Le fantôme est plus fort que le granit n'est lourd.
Il soulève ce mont comme une feuille morte.
Le voici, regardez, il sort ; il faut qu'il sorte,
Il faut qu'il aille et marche et traîne son linceul
Il surgit devant vous dès que vous êtes seul ;
Il dit : c'est moi ; tout vent qui souffle vous l'apporte ;
La nuit, vous l'entendez qui frappe à votre porte.
Les exterminateurs, avec ou sans le droit,
Je les hais, mais surtout je les plains. On les voit,
A travers l'âpre histoire où le vrai seul demeure,
Pour s'être délivrés de leurs rivaux d'une heure,
D'ennemis innocents, ou même criminels,
Fuir dans l'ombre entourés de spectres éternels.

                                    25 mars 1853. Jersey.

IX- Le chant de ceux qui s'en vont sur mer
                                                    Air breton

  Adieu, patrie !
L'onde est en furie.
  Adieu, patrie !
   Azur !

Adieu, maison, treille au fruit mûr,
Adieu, les fleurs d'or du vieux mur !

  Adieu, patrie !
Ciel, forêt, prairie !
  Adieu, patrie,
    Azur !

  Adieu, patrie !
L'onde est en furie.
  Adieu, patrie,
   Azur !

Adieu, fiancée au front pur,
Le ciel est noir, le vent est dur.

  Adieu, patrie !
Lise, Anna, Marie !
  Adieu, patrie,
    Azur !

  Adieu, patrie !
L'onde est cri furie.
  Adieu, patrie,
   Azur !

Notre oeil, que voile un deuil futur,
Va du flot sombre au sort obscur !

  Adieu, patrie !
Pour toi mon coeur prie.
  Adieu, patrie,
    Azur !

                                    Jersey. 31 juillet 1853.

X- A un qui veut se détacher

Maintenant il se dit : - L'empire est chancelant
La victoire est peu sûre. -
Il cherche à s'en aller, furtif et reculant.
Reste dans la masure !

Tu dis : - Le plafond croule. Ils vont, si l'on me voit,
Empêcher que je sorte. -
N'osant rester ni fuir, tu regardes le toit,
Tu regardes la porte ;

Tu mets timidement la main sur le verrou.
  Reste en leurs rangs funèbres !
Reste ! la loi qu'ils ont enfouie en un trou
Est là dans les ténèbres.

Reste ! elle est là, le flanc percé de leur couteau,
Gisante, et sur sa bière
Ils ont mis une dalle. Un pan de ton manteau
Est pris sous cette pierre !

Pendant qu'à l'Elysée en fête et plein d'encens
On chante, on déblatère,
Qu'on oublie et qu'on rit, toi tu pâlis ; tu sens
Ce spectre sous la terre !

Tu ne t'en iras pas ! quoi ! quitter leur maison
Et fuir leur destinée !
Quoi ! tu voudrais trahir jusqu'à la trahison,
Elle-même indignée !

Quoi ! tu veux renier ce larron au front bas
Qui t'admire et t'honore !
Quoi ! Judas pour Jésus, tu veux pour Barabbas
Etre Judas encore !

Quoi ! n'as-tu pas tenu l'échelle à ces fripons,
En pleine connivence ?
Le sac de ces voleurs ne fut-il pas, réponds,
Cousu par toi d'avance !

Les mensonges, la haine au dard froid et visqueux,
Habitent ce repaire ;
Tu t'en vas ! de quel droit ? étant plus renard qu'eux,
Et plus qu'elle vipère !

        II

Quand l'Italie en deuil dressa, du Tibre au Pô,
Son drapeau magnifique,
Quand ce grand peuple, après s'être couché troupeau,
Se leva république,

C'est toi, quand Rome aux fers jeta le cri d'espoir,
Toi qui brisas son aile,
Toi qui fis retomber l'affreux capuchon noir
Sur sa face éternelle !

C'est toi qui restauras Montrouge et Saint-Acheul,
Ecoles dégradées,
Où l'on met à l'esprit frémissant un linceul,
Un bâillon aux idées.

C'est toi qui, pour progrès rêvant l'homme animal,
Livras l'enfant victime
Aux jésuites lascifs, sombres amants du mal,
En rut devant le crime !

Ô pauvres chers enfants qu'ont nourris de leur lait
Et qu'ont bercés nos femmes,
Ces blêmes oiseleurs ont pris dans leur filet
Toutes vos douces âmes !

Hélas ! ce triste oiseau, sans plumes sur la chair,
Rongé de lèpre immonde,
Qui rampe et qui se meurt dans leur cage de fer,
C'est l'avenir du monde !

Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans,
Sous les cieux que Dieu dore,
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotants,
Qui haïra l'aurore !

Ces noirs magiciens, ces jongleurs tortueux,
Dont la fraude est la règle,
Pour en faire sortir le hibou monstrueux,
Ont volé l'oeuf de l'aigle !

        III
Donc, comme les baskirs, sur Paris étouffé,
Et comme les croates,
Créateurs du néant, vous avez triomphé
Dans vos haines béates ;

Et vous êtes joyeux, vous, constructeurs savants
Des préjugés sans nombre,
Qui, pareils à la nuit, versez sur les vivants
Des urnes pleines d'ombre !

Vous courez saluer le nain Napoléon ;
Vous dansez dans l'orgie.
Ce grand siècle est souillé ; c'était le Panthéon,
Et c'est la tabagie.

Et vous dites : c'est bien ! vous sacrez parmi nous
César, au nom de Rome,
L'assassin qui, la nuit, se met à deux genoux
Sur le ventre d'un homme.

Ah ! malheureux ! louez César qui fait trembler,
Adorez son étoile ;
Vous oubliez le Dieu vivant qui peut rouler
Les cieux comme une toile !

Encore un peu de temps, et ceci tombera ;
Dieu vengera sa cause !
Les villes chanteront, le lieu désert sera
Joyeux comme une rose !

Encore un peu de temps, et vous ne serez plus,
Et je viens vous le dire.
Vous êtes les maudits, nous sommes les élus.
Regardez-nous sourire !

Je le sais, moi qui vis au bord du gouffre amer
Sur les rocs centenaires,
Moi qui passe mes jours à contempler la mer
Pleine de sourds tonnerres !
        IV

Toi, leur chef, sois leur chef ! c'est là ton châtiment.
Sois l'homme des discordes !
Ces fourbes ont saisi le genre humain dormant
Et l'ont lié de cordes.

Ah ! tu voulus défaire, épouvantable affront !
Les âmes que Dieu crée ?
Eh bien, frissonne et pleure, atteint toi-même au front
Par ton oeuvre exécrée !

A mesure que vient l'ignorance, et l'oubli,
Et l'erreur qu'elle amène,
A mesure qu'aux cieux décroît, soleil pâli,
L'intelligence humaine,

Et que son jour s'éteint, laissant l'homme méchant
Et plus froid que les marbres,
Votre honte, ô maudits, grandit comme au couchant
Grandit l'ombre des arbres !

        V

Oui, reste leur apôtre ! oui, tu l'as mérité.
C'est là ta peine énorme !
Regarde en frémissant dans la postérité !
Ta mémoire difforme.

On voit, louche rhéteur des vieux partis hurlants,
Qui mens et qui t'emportes,
Pendre à tes noirs discours, comme à des clous sanglants,
Toutes les grandes mortes,

La justice, la foi, bel ange souffleté
Par la goule papale,
La vérité, fermant les yeux, la liberté
Echevelée et pâle,

Et ces deux soeurs, hélas ! nos mères toutes deux,
Rome, qu'en pleurs je nomme,
Et la France sur qui, raffinement hideux,
Coule le sang de Rome !

Homme fatal ! l'histoire en ses enseignements
Te montrera dans l'ombre,
Comme on montre un gibet entouré d'ossements
Sur la colline sombre !

                                    Jersey. 24 janvier 1853.

        XI- Pauline Roland

Elle ne connaissait ni l'orgueil ni la haine ;
Elle aimait ; elle était pauvre, simple et sereine ;
Souvent le pain qui manque abrégeait son repas.
Elle avait trois enfants, ce qui n'empêchait pas
Qu'elle ne se sentît mère de ceux qui souffrent.
Les noirs évènements qui dans la nuit s'engouffrent,
Les flux et les reflux, les abîmes béants,
Les nains, sapant sans bruit l'ouvrage des géants,
Et tous nos malfaiteurs inconnus ou célèbres,
Ne l'épouvantaient point ; derrière ces ténèbres,
Elle apercevait Dieu construisant l'avenir.
Elle sentait sa foi sans cesse rajeunir
De la liberté sainte elle attisait les flammes
Elle s'inquiétait des enfants et des femmes ;
Elle disait, tendant la main aux travailleurs :
La vie est dure ici, mais sera bonne ailleurs.
Avançons ! - Elle allait, portant de l'un à l'autre
L'espérance ; c'était une espèce d'apôtre
Que Dieu, sur cette terre où nous gémissons tous,
Avait fait mère et femme afin qu'il fût plus doux ;
L'esprit le plus farouche aimait sa voix sincère.
Tendre, elle visitait, sous leur toit de misère,
Tous ceux que la famine ou la douleur abat,
Les malades pensifs, gisant sur leur grabat,
La mansarde où languit l'indigence morose ;
Quand, par hasard moins pauvre, elle avait quelque chose,
Elle le partageait à tous comme une soeur ;
Quand elle n'avait rien, elle donnait son coeur.
Calme et grande, elle aimait comme le soleil brille.
Le genre humain pour elle était une famille
Comme ses trois enfants étaient l'humanité.
Elle criait : progrès ! amour ! fraternité !
Elle ouvrait aux souffrants des horizons sublimes.

Quand Pauline Roland eut commis tous ces crimes,
Le sauveur de l'église et de l'ordre la prit
Et la mit en prison. Tranquille, elle sourit,
Car l'éponge de fiel plaît à ces lèvres pures.
Cinq mois, elle subit le contact des souillures,
L'oubli, le rire affreux du vice, les bourreaux,
Et le pain noir qu'on jette à travers les barreaux,
Edifiant la geôle au mal habituée,
Enseignant la voleuse et la prostituée.
Ces cinq mois écoulés, un soldat, un bandit,
Dont le nom souillerait ces vers, vint et lui dit
- Soumettez-vous sur l'heure au règne qui commence,
Reniez votre foi ; sinon, pas de clémence,
Lambessa ! choisissez. - Elle dit : Lambessa.
Le lendemain la grille en frémissant grinça,
Et l'on vit arriver un fourgon cellulaire.
- Ah ! voici Lambessa, dit-elle sans colère.
Elles étaient plusieurs qui souffraient pour le droit
Dans la même prison. Le fourgon trop étroit
Ne put les recevoir dans ses cloisons infâmes
Et l'on fit traverser tout Paris à ces femmes
Bras dessus bras dessous avec les argousins.
Ainsi que des voleurs et que des assassins,
Les sbires les frappaient de paroles bourrues.
S'il arrivait parfois que les passants des rues,
Surpris de voir mener ces femmes en troupeau,
S'approchaient et mettaient la main à leur chapeau,
L'argousin leur jetait des sourires obliques,
Et les passants fuyaient, disant : filles publiques !
Et Pauline Roland disait : courage, soeurs !
L'océan au bruit rauque, aux sombres épaisseurs,
Les emporta. Durant la rude traversée,
L'horizon était noir, la bise était glacée,
Sans l'ami qui soutient, sans la voix qui répond,
Elles tremblaient. La nuit, il pleuvait sur le pont
Pas de lit pour dormir, pas d'abri sous l'orage,

Et Pauline Roland criait : mes soeurs, courage !
Et les durs matelots pleuraient en les voyant.
On atteignit l'Afrique au rivage effrayant,
Les sables, les déserts qu'un ciel d'airain calcine,
Les rocs sans une source et sans une racine ;
L'Afrique, lieu d'horreur pour les plus résolus,
Terre au visage étrange où l'on ne se sent plus
Regardé par les yeux de la douce patrie.
Et Pauline Roland, souriante et meurtrie,
Dit aux femmes en pleurs : courage, c'est ici.
Et quand elle était seule, elle pleurait aussi.
Ses trois enfants ! loin d'elle ! Oh ! quelle angoisse amère !
Un jour, un des geôliers dit à la pauvre mère
Dans la casbah de Bône aux cachots étouffants :
Voulez-vous être libre et revoir vos enfants ?
Demandez grâce au prince. - Et cette femme forte
Dit : - J'irai les revoir lorsque je serai morte.
Alors sur la martyre, humble coeur indompté,
On épuisa la haine et la férocité.
Bagnes d'Afrique ! enfers qu'a sondés Ribeyrolles !
Oh ! la pitié sanglote et manque de paroles.
Une femme, une mère, un esprit ! ce fut là
Que malade, accablée et seule, on l'exila.
Le lit de camp, le froid et le chaud, la famine,
Le jour l'affreux soleil et la nuit la vermine,
Les verrous, le travail sans repos, les affronts,
Rien ne plia son âme ; elle disait : - Souffrons.
Souffrons comme Jésus, souffrons comme Socrate. -
Captive, on la traîna sur cette terre ingrate ;
Et, lasse, et quoiqu'un ciel torride l'écrasât,
On la faisait marcher à pied comme un forçat.
La fièvre la rongeait ; sombre, pâle, amaigrie,
Le soir elle tombait sur la paille pourrie,
Et de la France aux fers murmurait le doux nom.
On jeta cette femme au fond d'un cabanon.
Le mal brisait sa vie et grandissait son âme.
Grave, elle répétait : « Il est bon qu'une femme,
Dans cette servitude et cette lâcheté,
Meure pour la justice et pour la liberté. »
Voyant qu'elle râlait, sachant qu'ils rendront compte,
Les bourreaux eurent peur, ne pouvant avoir honte
Et l'homme de décembre abrégea son exil.
« Puisque c'est pour mourir, qu'elle rentre ! » dit-il.
Elle ne savait plus ce que l'on faisait d'elle.
L'agonie à Lyon la saisit. Sa prunelle,
Comme la nuit se fait quand baisse le flambeau,
Devint obscure et vague, et l'ombre du tombeau
Se leva lentement sur son visage blême.
Son fils, pour recueillir à cette heure suprême
Du moins son dernier souffle et son dernier regard,
Accourut. Pauvre mère ! Il arriva trop tard.
Elle était morte ; morte à force de souffrance,
Morte sans avoir su qu'elle voyait la France
Et le doux ciel natal aux rayons réchauffants
Morte dans le délire en criant : mes enfants !
On n'a pas même osé pleurer à ses obsèques ;
Elle dort sous la terre. - Et maintenant, évêques,
Debout, la mitre au front, dans l'ombre du saint lieu,
Crachez vos Te Deum à la face de Dieu !

                                    12 mars 1853. Jersey.

                              XII

Le plus haut attentat que puisse faire un homme,
C'est de lier la France ou de garrotter Rome
C'est, quel que soit le lieu, le pays, la cité,
D'ôter l'âme à chacun, à tous la liberté.
Dans la curie auguste entrer avec l'épée,
Assassiner la loi dans son temple frappée,
Mettre aux fers tout un peuple, est un crime odieux
Que Dieu, calme et rêveur, ne quitte pas des yeux.
Dès que ce grand forfait est commis, point de grâce
La Peine au fond des cieux, lente, mais jamais lasse,
Se met en marche, et vient ; son regard est serein.
Elle tient sous son bras son fouet aux clous d'airain.

                                    Jersey. Novembre 1852.

        XIII- L'expiation

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
- Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s'étaient endormis là.
Ô chutes d'Annibal ! lendemains d'Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières,
On s'endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L'empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu'alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu'environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L'empereur se tourna vers Dieu ; l'homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu'il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
«Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? »
Alors il s'entendit appeler par son nom
Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit : Non.
        II
Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Ô Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l'offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher.
L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,

Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge,
Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments comme des pans de murs
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
Où l'on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux ! moment fatal ! L'homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche , d'un seul cri, dit : vive l'empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.
Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait, et, sitôt qu'ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces régiments de granit et d'acier
Comme fond une cire au souffle d'un brasier.
Ils allaient, l'arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. - C'est alors
Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
A de certains moments, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut an soldat qui s'émeut,
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
Sauve qui peut ! - affront ! horreur ! - toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
Boulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! - En un clin d'oeil,
Comme s'envole au vent une paille enflammée,
S'évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas, où l'on rêve aujourd'hui,
Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants !

Napoléon les vit s'écouler comme un fleuve ;
Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; - et dans l'épreuve
Sentant confusément revenir son remords,
Levant les mains au ciel, il dit : « Mes soldats morts,
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait : Non !

        III
Il croula. Dieu changea la chaîne de l'Europe.
Il est, au fond des mers que la brume enveloppe,
Un roc hideux, débris des antiques volcans.
Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans,
Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre,
Et, joyeux, s'en alla sur le pie centenaire
Le clouer, excitant par son rire moqueur
Le vautour Angleterre à lui ronger le coeur.

Evanouissement d'une splendeur immense !
Du soleil qui se lève à la nuit qui commence,
Toujours l'isolement, l'abandon, la prison,
Un soldat rouge au seuil, la mer à l'horizon,
Des rochers nus, des bois affreux, l'ennui, l'espace,
Des voiles s'enfuyant comme l'espoir qui passe,
Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents !
Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants,
Adieu, le cheval blanc que César éperonne !
Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne,
Plus de rois prosternés dans l'ombre avec terreur,
Plus de manteau traînant sur eux, plus d'empereur !
Napoléon était retombé Bonaparte.
Comme un romain blessé par la flèche du parthe,
Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla.
Un caporal anglais lui disait : halte-là !
Son fils aux mains des rois ! sa femme aux bras d'un autre !
Plus vil que le pourceau qui dans l'égout se vautre,
Son sénat qui l'avait adoré l'insultait.
Au bord des mers, à l'heure où la bise se tait,
Sur les escarpements croulant en noirs décombres,
Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres.
ur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier,
L'oeil encore ébloui des batailles d'hier,
Il laissait sa pensée errer à l'aventure.
Grandeur, gloire, ô néant ! calme de la nature !
Les aigles qui passaient ne le connaissaient pas.
Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas
Et l'avaient enfermé dans un cercle inflexible.
Il expirait. La mort de plus en plus visible
Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux
Comme le froid matin d'un jour mystérieux.
Son âme palpitait, déjà presque échappée.
Un jour enfin il mit sur son lit son épée,
Et se coucha près d'elle, et dit : c'est aujourd'hui
On jeta le manteau de Marengo sur lui.
Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre,
Se penchaient sur son front, il dit : « Me voici libre !
Je suis vainqueur ! je vois mes aigles accourir ! »
Et, comme il retournait sa tête pour mourir,
Il aperçut, un pied dans la maison déserte,
Hudson Lowe guettant par la porte entrouverte.
Alors, géant broyé sous le talon des rois,
Il cria : La mesure est comble cette fois !
Seigneur ! c'est maintenant fini ! Dieu que j'implore,
Vous m'avez châtié ! » La voix dit : Pas encore !
        IV
Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit !
L'empereur mort tomba sur l'empire détruit.
Napoléon alla s'endormir sous le saule.
Et les peuples alors, de l'un à l'autre pôle,
Oubliant le tyran, s'éprirent du héros.
Les poëtes, marquant au front les rois bourreaux,
Consolèrent, pensifs, cette gloire abattue.
A la colonne veuve on rendit sa statue.
Quand on levait les yeux, on le voyait debout
Au-dessus de Paris, serein, dominant tout,
Seul, le jour dans l'azur et la nuit dans les astres.
Panthéons, on grava son nom sur vos pilastres !
On ne regarda plus qu'un seul côté du temps,
On ne se souvint plus que des jours éclatants
Cet homme étrange avait comme enivré l'histoire
La justice à l'oeil froid disparut sous sa gloire ;
On ne vit plus qu'Essling, Ulm, Alcole, Austerlitz ;
Comme dans les tombeaux des romains abolis,
On se mit à fouiller dans ces grandes années
Et vous applaudissiez, nations inclinées,
Chaque fois qu'on tirait de ce sol souverain
Ou le consul de marbre ou l'empereur d'airain !
        V
Le nom grandit quand l'homme tombe ;
Jamais rien de tel n'avait lui.
Calme, il écoutait dans sa tombe
La terre qui parlait de lui.

La terre disait : « La victoire
A suivi cet homme en tous lieux.
Jamais tu n'as vu, sombre histoire,
Un passant plus prodigieux !

» Gloire au maître qui dort sous l'herbe !
Gloire à ce grand audacieux !
Nous l'avons vu gravir, superbe,
Les premiers échelons des cieux !

» Il envoyait, âme acharnée,
Prenant Moscou, prenant Madrid,
Lutter contre la destinée
Tous les rêves de son esprit.

» A chaque instant, rentrant en lice,
Cet homme aux gigantesques pas
Proposait quelque grand caprice
A Dieu, qui n'y consentait pas.

» Il n'était presque plus un homme.
Il disait, grave et rayonnant,
En regardant fixement Rome
C'est moi qui règne maintenant !

» Il voulait, héros et symbole,
Pontife et roi, phare et volcan,
Faire du Louvre un Capitole
Et de Saint-Cloud un Vatican.

» César, il eût dit à Pompée .
Sois fier d'être mon lieutenant !
On voyait luire son épée
Au fond d'un nuage tonnant.

» Il voulait, dans les frénésies
De ses vastes ambitions,
Faire devant ses fantaisies
Agenouiller les nations,

» Ainsi qu'en une urne profonde,
Mêler races, langues, esprits,
Répandre Paris sur le monde,
Enfermer le monde en Paris !

» Comme Cyrus dans Babylone,
Il voulait sous sa large main
Ne faire du monde qu'un trône
Et qu'un peuple du genre humain,

» Et bâtir, malgré les huées,
Un tel empire sous son nom,
Que Jéhovah dans les nuées
Fût jaloux de Napoléon ! »

        VI
Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance,
Et l'océan rendit son cercueil à la France.
L'homme, depuis douze ans, sous le dôme doré
Reposait, par l'exil et par la mort sacré.
En paix ! - Quand on passait près du monument sombre,
On se le figurait, couronne au front, dans l'ombre,
Dans son manteau semé d'abeilles d'or, muet,
Couché sous cette voûte où rien ne remisait,
Lui, l'homme qui trouvait la terre trop étroite,
Le sceptre en sa main gauche et l'épée en sa droite,
A ses pieds son grand aigle ouvrant l'oeil à demi,
Et l'on disait : C'est là qu'est César endormi !
Laissant dans la clarté marcher l'immense ville,
Il dormait ; il dormait confiant et tranquille.
        VII
Une nuit, - c'est toujours la nuit dans le tombeau, -
Il s'éveilla. Luisant comme un hideux flambeau,
D'étranges visions emplissaient sa paupière ;
Des rires éclataient sous son plafond de pierre ;
Livide, il se dressa ; la vision grandit ;
Ô terreur ! une voix qu'il reconnut, lui dit :

- Réveille-toi. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène,
L'exil, les rois geôliers, l'Angleterre hautaine
Sur ton lit accoudée à ton dernier moment,
Sire, cela n'est rien. Voici le châtiment :

La voix alors devint âpre, amère, stridente,
Comme le noir sarcasme et l'ironie ardente ;
C'était le rire amer mordant un demi-dieu.

- Sire ! ou t'a retiré de ton Panthéon bleu !
Sire ! on t'a descendu de ta haute colonne !
Regarde. Des brigands, dont l'essaim tourbillonne,
D'affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier
Te tiennent dans leurs mains et t'ont fait prisonnier.
A ton orteil d'airain leur patte infâme touche.
Ils t'ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche,
Napoléon le Grand, empereur ; tu renais
Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.
Te voilà dans leurs rangs, on t'a, l'on te harnache.
Ils t'appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.
Ils traînent, sur Paris qui les voit s'étaler,
Des sabres qu'au besoin ils sauraient avaler.
Aux passants attroupés devant leur habitacle,
Ils disent, entends-les : - Empire à grand spectacle !
Le pape est engagé dans la troupe ; c'est bien,
Nous avons mieux ; le czar en est mais ce n'est rien,
Le czar n'est qu'un sergent, le pape n'est qu'un bonze
Nous avons avec nous le bonhomme de bronze !
Nous sommes les neveux du grand Napoléon ! -
Et Fould, Magnan, Rouher, Parieu caméléon,
Font rage. Ils vont montrant un sénat d'automates.
Ils ont pris de la paille au fond des casemates
Pour empailler ton aigle, ô vainqueur d'Iéna !
Il est là, mort, gisant, lui qui si haut plana,
Et du champ de bataille il tombe au champ de foire.
Sire, de ton vieux trône ils recousent la moire.
Ayant dévalisé la France au coin d'un bois,
Ils ont à leurs haillons du sang, comme tu vois,
Et dans son bénitier Sibour lave leur linge.
Toi, lion, tu les suis ; leur maître, c'est le singe.
Ton nom leur sert de lit, Napoléon premier.
On voit sur Austerlitz un peu de leur fumier.
Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise.
Cartouche essaie et met ta redingote grise
On quête des liards dans le petit chapeau
Pour tapis sur la table ils ont mis ton drapeau
A cette table immonde où le grec devient riche,
Avec le paysan on boit, on joue, on triche ;
Tu te mêles, compère, à ce tripot hardi,
Et ta main qui tenait l'étendard de Lodi,
Cette main qui portait la foudre, ô Bonaparte,
Aide à piper les dés et fait sauter la carte.
Ils te forcent à boire avec eux, et Carlier
Pousse amicalement d'un coude familier
Votre majesté, sire, et Piétri dans son autre
Vous tutoie, et Maupas vous tape sur le ventre.
Faussaires, meurtriers, escrocs, forbans, voleurs,
Ils savent qu'ils auront, comme toi, des malheurs
Leur soif en attendant vide la coupe pleine
A ta santé ; Poissy trinque avec Sainte-Hélène.
Regarde ! bals, sabbats, fêtes matin et soir.
La foule au bruit qu'ils font se culbute pour voir ;
Debout sur le tréteau qu'assiège une cohue
Qui rit, bâille, applaudit, tempête, siffle, hue,
Entouré de pasquins agitant leur grelot,
- Commencer par Homère et finir par Callot !
Epopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre ! -
Entre Troplong paillasse et Chaix-d'Est-Ange pitre,
Devant cette baraque, abject et vil bazar
Où Mandrin mal lavé se déguise en César,
Riant, l'affreux bandit, dans sa moustache épaisse,
Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse ! -

L'horrible vision s'éteignit. L'empereur,
Désespéré, poussa dans l'ombre un cri d'horreur,
Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées.
Les Victoires de marbre à la porte sculptées,
Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur,
Se faisaient du doigt signe, et, s'appuyant au mur,
Ecoutaient le titan pleurer dans les ténèbres.
Et lui, cria : « Démon aux visions funèbres,
Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois,
Qui donc es-tu ? - Je suis ton crime », dit la voix.
La tombe alors s'emplit d'une lumière étrange
Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge
Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar,
Deux mots dans l'ombre écrits flamboyaient sur César ;
Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère,
Leva sa face pâle et lut : - DIX-HUIT BRUMAIRE !

                                    25-30 novembre. Jersey.

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