Le Rubayat - Omar Khayyam
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I
Tout le monde sait que je n'ai jamais murmuré la moindre prière.
Tout le monde sait aussi que je n'ai jamais essayé de
dissimuler mes défauts. J'ignore s'il existe une Justice et
une Miséricorde... Cependant, j'ai confiance, car j'ai toujours
été
sincère.
II
Que vaut-il mieux? S'asseoir dans une taverne, puis faire son examen
de conscience, ou se prosterner dans une mosquée, l'âme
close? Je ne me préoccupe pas de savoir si nous avons un Maître
et ce qu'il fera de moi, le cas échéant.
III
Considère avec indulgence les hommes qui s'enivrent. Dis-toi
que tu as d'autres défauts. Si tu veux connaître la paix,
la sérénité,
penche-toi sur les déshérités de la vie, sur les
humbles qui gémissent dans l'infortune, et tu te trouveras heureux.
IV
Fais en sorte que ton prochain n'ait pas à souffrir de ta sagesse.
Domine-toi toujours. Ne t'abandonne jamais à la colère. Si
tu
veux t'acheminer vers la paix définitive, souris au Destin qui
te frappe, et ne frappe personne.
V
Puisque tu ignores ce que te réserve demain, efforce-toi d'être
heureux aujourd'hui. Prends une urne de vin, va t'asseoir au clair
de lune, et bois, en te disant que la lune te cherchera peut-être
vainement, demain.
VI
Le Koran, ce Livre suprême, les hommes le lisent quelquefois,
mais, qui s'en délecte chaque jour? Sur le bord de toutes les
coupes pleines de vin est ciselée une secrète maxime
de sagesse que nous sommes bien obligés de savourer.
VII
Notre trésor? Le vin. Notre palais? La taverne. Nos compagnes
fidèles? La soif et l'ivresse. Nous ignorons l'inquiétude,
car
nous savons que nos âmes, nos coeurs, nos coupes et nos robes
maculées n'ont rien à craindre de la poussière, de
l'eau et du
feu.
VIII
En ce monde, contente-toi d'avoir peu d'amis. Ne cherche pas à
rendre durable la sympathie que tu peux éprouver pour
quelqu'un. Avant de prendre la main d'un homme, demande-toi si elle
ne te frappera pas, un jour.
IX
Autrefois, ce vase était un pauvre amant qui gémissait
de l'indifférence d'une femme. L'anse, au col du vase... son bras
qui
entourait le cou de la bien aimée!
X
Qu'il est vil, ce cœur qui ne sait pas aimer, qui ne peut s'enivrer
d'amour! Si tu n'aimes pas, comment peux-tu apprécier
l'aveuglante lumière du soleil et la douce clarté de
la lune?
XI
Toute ma jeunesse refleurit aujourd'hui! Du vin! Du vin! Que ses flammes
m'embrasent! ... Du vin! N'importe lequel... Je ne suis
pas difficile. Le meilleur, croyez bien, je le trouverai amer, comme
la vie!
XII
Tu sais que tu n'as aucun pouvoir sur ta destinée. Pourquoi
l'incertitude du lendemain te cause-t-elle de l'anxiété?
Si tu es un
sage, profite du moment actuel. L'avenir? Que t'apportera-t-il?
XIII
Voici la saison ineffable, la saison de l'espérance, la saison
où les âmes impatientes de s'épanouir recherchent les
solitudes
parfumées. Chaque fleur, est-ce la main blanche de Moïse?
Chaque brise, est-ce l'haleine de Jésus?
XIV
Il ne marche pas fermement sur la Route, l'homme qui n'a pas cueilli
le fruit de la Vérité. S'il a pu le ravir à l'arbre
de la Science,
il sait que les jours écoulés et les jours à venir
ne diffèrent en rien du premier jour décevant de la Création.
XV
Au delà de la Terre, au delà de l'Infini, je cherchais
à voir le Ciel et l'Enfer. Une voix solennelle m'a dit: "Le Ciel
et l'Enfer sont
en toi."
XVI
Rien ne m'intéresse plus. Lève-toi, pour me verser du
vin! Ce soir, ta bouche est la plus belle rose de l'univers... Du vin!
Qu'il
soit vermeil comme tes joues, et que mes remords soient aussi légers
que tes boucles!
XVII
La brise du printemps rafraîchit le visage des roses. Dans l'ombre
bleue du jardin, elle caresse aussi le visage de ma bien aimée.
Malgré le bonheur que nous avons eu, j'oublie notre passé.
La douceur d'Aujourd'hui est si impérieuse!
XVIII
Longtemps encore, chercherai-je à combler de pierres l'Océan?
Je n'ai que mépris pour les libertins et les dévots. Khayyâm,
qui peut affirmer que tu iras au Ciel ou dans l'Enfer? D'abord, qu'entendons-nous
par ces mots? Connais-tu un voyageur qui ait
visité ces contrées singulières?
XIX
Buveur, urne immense, j'ignore qui t'a façonné! Je sais,
seulement, que tu es capable de contenir trois mesures de vin, et que la
Mort te brisera, un jour. Alors, je me demanderai plus longtemps pourquoi
tu as été créé, pourquoi tu as été
heureux et
pourquoi tu n'es que poussière.
XX
Aussi rapides que l'eau du fleuve ou le vent du désert, nos
jours s'enfuient. Deux jours, cependant, me laissent indifférent:
celui
qui est parti hier et celui qui arrivera demain.
XXI
Quand suis-je né? Quand mourrai-je? Aucun homme ne peut évoquer
le jour de sa naissance et désigner celui de sa mort.
Viens, ma souple bien-aimée! Je veux demander à l'ivresse
de me faire oublier que nous ne saurons jamais.
XXII
Khayyâm, qui cousait les tentes de la Sagesse, tomba dans le
brasier de la Douleur et fut réduit en cendre. L'ange Azraël
a
coupé les cordes de sa tente. La Mort a vendu sa gloire pour
une chanson.
XXIII
Pourquoi t'affliges-tu, Khayyâm, d'avoir commis tant de fautes!
Ta tristesse est inutile. Après la mort, il y a le néant
ou la
Miséricorde.
XXIV
Dans les monastères, les synagogues et les mosquées se
réfugient les faibles que l'Enfer épouvante. L'homme qui
connaît la
grandeur d'Allah ne sème pas dans son coeur les mauvaises graines
de la terreur et de l'imploration.
XXV
Au printemps, je vais quelquefois m'asscoir à la lisière
d'un champ fleuri. Lorsqu'une belle jeune fille m'apporte une coupe de
vin, je ne pense guère à mon salut. Si j'avais cette
préoccupation, je vaudrais moins qu'un chien.
XXVI
Le vaste monde: un grain de poussière dans l'espace. Toute la
science des hommes: des mots. Les peuples, les bêtes et les
fleurs des sept climats: des ombres. Le résultat de ta méditation
perpétuelle: rien.
XXVII
Admettons que tu aies résolu l'énigme de la création.
Quel est ton destin? Admettons que tu aies pu dépouiller de toutes
ses
robes la Vérité. Quel est ton destin? Admettons que tu
aies vécu cent ans, heureux, et que tu vives cent ans encore. Quel
est
ton destin?
XXVIII
Pénètre-toi bien de ceci: un jour, ton âme tombera
de ton corps, et tu seras poussé derrière le voile qui flotte
entre l'univers et
l'inconnaissable. En attendant, sois heureux! Tu ne sais pas d'où
tu viens. Tu ne sais pas où tu vas.
XXIX
Les savants et les sages les plus illustres ont cheminé dans
les ténèbres de l'ignorance. Pourtant, ils étaient
les flambeaux de leur
époque. Ce qu'ils ont fait? Ils ont prononcé quelques
phrases confuses, et ils se sont endormis.
XXX
Mon coeur m'a dit: "Je veux savoir, je veux connaitre! Instruis-moi,
Khayyâm, toi qui as tant travaillé!" J'ai prononcé
la
première lettre de l'alphabet, et mon cœur m'a dit: "Maintenant,
je sais. Un est le premier chiffre du nombre qui ne finit pas...
XXXI
Personne ne peut comprendre ce qui est mystérieux. Personne
n'est capable de voir ce qui se cache sous les apparences.
Toutes nos demeures sont provisoires, sauf notre dernière: la
terre. Bois du vin! Trêve de discours superflus!
XXXII
La vie n'est qu'un jeu monotone où tu es sûr de gagner
deux lots: la douleur et la mort. Heureux, l'enfant qui a expiré
le jour de
sa naissance! Plus heureux, celui qui n'est pas venu au monde!
XXXIII
Ne cherche aucun ami dans cette foire que tu traverses. Ne cherche
pas, non plus, un abri sûr. D'une âme ferme, accueille la
douleur, et ne songe pas à te procurer un remède que
tu ne trouveras pas. Dans l'infortune, souris. Ne demande à personne
de
te sourire. Tu perdrais ton temps.
XXXIV
La Roue tourne, insoucieuse des calculs des savants. Renonce à
t'efforcer vainement de dénombrer les astres. Médite plutôt
sur cette certitude: tu dois mourir, tu ne rêveras plus, et les
vers de la tombe ou les chiens errants dévoreront ton cadavre.
XXXV
J'avais sommeil. La Sagesse me dit: "Les roses du Bonheur ne parfument
jamais le sommeil. Au lieu de t'abandonner à ce frère
de la Mort, bois du vin. Tu as l'éternité pour dormir."
XXXVI
Le créateur de l'univers et des étoiles s'est vraiment
surpassé lorsqu'il a créé la douleur! Lèvres
pareilles au rubis, chevelures
embaumées, combien êtes-vous dans la terre?
XXXVII
Je ne peux apercevoir le Ciel. J'ai trop de larmes dans les yeux! Les
brasiers de l'Enfer ne sont qu'une infime étincelle, si je les
compare aux flammes qui me dévorent. Le Paradis, pour moi, c'est
un instant de paix.
XXXVIII
Sommeil sur la terre. Sommeil sous la terre. Sur la terre, sous la
terre, des corps étendus. Néant partout. Désert du
néant. Des
hommes arrivent. D'autres s'en vont.
XXXIX
Vieux monde que traverse, au galop, le cheval blanc et noir du Jour
et de la Nuit, tu es le triste palais où cent Djemchids ont
rêvé de gloire, où cent Bahrâms ont rêvé
d'amour, et se sont réveillés en pleurant.
XL
Le vent du sud a flétri la rose dont le rossignol chantait les
louanges. Faut-il pleurer sur elle ou sur nous? Quand la Mort aura
flétri nos joues, d'autres roses s'épanouiront.
XLI
Oublie que tu devais être récompensé hier et que
tu ne l'as pas été. Sois heureux. Ne regrette rien. N'attends
rien. Ce qui doit
t'arriver est écrit dans le Livre que feuillette, au hasard,
le vent de l'Éternité.
XLII
Lorsque j'entends disserter sur les joies réservées aux
Élus, je me contente de dire: "Je n'ai confiance que dans le vin.
De
l'argent comptant, et non des promesses! Le bruit des tambours ne plait
qu'à distance..."
XLIII
Bois du vin! Tu recevras de la vie éternelle. Le vin est le
seul philtre qui puisse te rendre ta jeunesse. Divine saison des roses,
du vin et des arnis sincères! Jouis de cet instant fugitif qu'est
la vie.
XLIV
BOIS du vin, car tu dormiras longtemps sous la terre, sans ami, sans
femme. Je te confle un secret: les tulipes fanées ne
refleurissent pas.
XLV
Tout bas, l'argile disait au potier qui la pétrissait: "Considère
que j'ai été comme toi... Ne me brutalise pas!"
XLVI
Potier, si tu es perspicace, garde-toi de meurtrir la glaise dont fut
pétri Adam! Je vois sur ton tour la main de Féridoun, le
coeur
de Khosrou... Qu'as-tu fait!
XLVII
Le coquelicot puise sa pourpre dans le sang d'un empereur enseveli.
La Colette naît du grain de beauté qui étoilait le
visage
d'un adolescent.
XLVIII
Depuis des myriades de siècles, il y a des aurores et des crépuscules.
Depuis des myriades de siècles, les astres font leur
ronde. Foule la terre avec précaution, car cette petite motte
que tu vas écraser était peut-être l'oeil alangui d'un
adolescent.
XLIX
Ce narcisse qui tremble au bord du ruisseau, ses racines sortent peut-être
des lèvres décomposées d'une femme. Que tes pas
effleurent légèrement le gazon! Dis-toi qu'il a germé
dans les cendres de beaux visages qui avaient l'éclat des tulipes
rouges.
L
JAI vu, hier, un potier qui était assis devant son tour. I1
modelait les anses et les flancs de ses urnes. Il pétrissait des
crânes de
sultans et des mains de mendiants.
LI
Le bien et le mal se disputent l'avantage, ici-bas. Le Ciel n'est pas
responsable du bonheur ou du malheur que le destin nous
apporte. Ne remercie pas le Ciel ou ne l'accuse pas... Il est indifférent
à tes joies comme à tes peines.
LII
Si tu as greffé sur ton cœur la rose de l'Amour, ta vie n'a
pas été inutile, ou bien si tu as cherché à
entendre la voix d'Allah, ou
bien encore si tu as brandi ta coupe en souriant au plaisir.
LIII
Prudence, voyageur! La route où tu marches est dangereuse. Le
glaive du Destin est très affilé. Si tu vois des amandes
douces,
ne les cueille pas. Il y a du poison.
LIV
Un jardin, une jeune fille onduleuse, une urne de vin, mon désir
et mon amertume: voilà mon Paradis et mon Enfer. Mais, qui a
parcouru le Ciel et l'Enfer?
LV
Toi, dont la joue humilie l'églantine, toi, dont le visage ressemble
à celui d'une idole chinoise, sais-tu que ton regard velouté
a
rendu le roi de Babylone pareil au fou du jeu d'échecs qui recule
devant la reine?
LVI
La vie s'écoule. Que reste-t-il de Bagdad et de Balk? Le moindre
heurt est fatal à la rose trop épanouie. Bois du vin, et
contemple la lune en évoquant les civilisations qu'elle a vues
s'éteindre.
LVII
Écoute ce que la Sagesse te répète toute la journée:
"La vie est brève. Tu n'as rien de commun avec les plantes qui repoussent
après avoir été coupées."
LVIII
Les rhéteurs et les savants silencieux sont morts sans avoir
pu s'entendre sur l'être et le non-être. Ignorants, mes frères,
continuons de savourer le jus de la grappe, et laissons ces grands
hommes se régaler de raisins secs.
LIX
Ma naissance n'apporta pas le moindre profit à l'univers. Ma
mort ne diminuera ni son immensité ni sa splendeur. Personne n'a
jamais pu m'expliquer pourquoi je suis venu, pourquoi je partirai.
LX
Nous tomberons sur le chemin de l'Amour. Le Destin nous piétinera.
Ô jeune fille, ô ma coupe enchanteresse, lève-toi et
donne-moi tes lèvres, en attendant que je sois poussière!
LXI
Du bonheur, nous ne connaissons que le nom. Notre plus vieil ami est
le vin nouveau. Du regard et de la main, caresse notre
seul bien qui ne soit pas décevant: l'urne pleine du sang de
la vigne.
LXII
Le palais de Bahrâm est maintenant le refuge des gazelles. Les
lions rôdent dans ses jardins où chantaient des musiciennes.
Bahrâm, qui capturait les onagres sauvages, dort maintenant sous
un tertre où broutent des ânes.
LXIII
Ne cherche pas le bonheur. La vie est aussi brève qu'un soupir.
La poussière de Djemchid et de Kaï-Kobad tournoie dans le
poudroiement vermeil que tu contemples. L'univers est un mirage. La
vie est un songe.
LXIV
Va t'asseoir, et bois! Tu jouiras d'un bonheur que Mahmoud n'a jamais
connu. Écoute les mélodies qu'exhalent les luths des
amants: ce sont les vrais psaumes de David. Ne plonge ni dans le passé
ni dans l'avenir. Que ta pensée ne dépasse pas le
moment! C'est le secret de la paix.
LXV
Les hommes bornés ou orgueilleux établissent une différence
entre l'âme et le corps. Moi, je n'affirme qu'une chose: le vin
détruit nos soucis et nous donne la quiétude parfaite.
LXVI
Quelle énigme, ces astres qui bondissent dans l'espace! Khayyâm,
tiens solidement la corde de la Sagesse. Prends garde au
vertige qui fait tomber, autour de toi, tes compagnons!
LXVII
Je ne crains pas la mort. Je préfère cet inéluctable
à l'autre qui me fut imposé lors de ma naissance. Qu'est-ce
que la vie? Un
bien qui m'a été confié malgré moi et que
je rendrai avec indifférence.
LXVIII
La vie passe, rapide caravane! Arrête ta monture et cherche à
être heureux. Jeune fille, pourquoi t'attristes-tu? Verse-moi du
vin! La nuit va bientôt venir...
LXIX
J'entends dire que les amants du vin seront damnés. Il n'y a
pas de vérités, mais il y a des mensonges évidents.
Si les amants du
vin et de l'amour vont en Enfer, le Paradis doit être vide.
LXX
Je suis vieux. Ma passion pour toi me mène à la tombe,
car je ne cesse de remplir de vin de dattes cette grande coupe. Ma
passion pour toi a eu raison de ma raison. Et le Temps effeuille sans
pitié la belle rose que j'avais...
LXXI
Tu peux m'obséder, visage d'un autre bonheur! Vous pouvez moduler
vos incantations, voix amoureuses! Je regarde ce que j'ai
choisi et j'écoute ce qui m'a déjà bercé.
On me dit: "Allah te pardonnera". Je refuse ce pardon que je ne demande
pas.
LXXII
Un peu de pain, un peu d'eau fraîche, l'ombre d'un arbre, et
tes yeux! Aucun sultan n'est plus heureux que moi. Aucun mendiant
n'est plus triste.
LXXIII
Pourquoi tant de douceur, de tendresse, au début de notre amour?
Pourquoi tant de caresses, tant de délices, après?
Maintenant, ton seul plaisir est de déchirer mon cœur... Pourquoi?
LXXIV
Quand mon âme pure et la tienne auront quitté notre corps,
on placera une brique sous notre tête. Et, un jour, un briquetier
pétrira tes cendres et les miennes.
LXXV
Du vin! Mon cœur malade veut ce remède! Du vin, au parfum musqué!
Du vin, couleur de rose! Du vin pour éteindre l'incendie
de ma tristesse! Du vin, et ton luth aux cordes de soie, ma bien aimée!
LXXVI
On parle du Createur... Il n'aurait donc formé les êtres
que pour les détruire! Parce qu'ils sont laids? Qui en est responsable?
Parce qu'ils sont beaux? Je ne comprends plus...
LXXVII
Tous les hommes voudraient cheminer sur la route de la Connaissance.
Cette route, les uns la cherchent, d'autres affirment
qu'ils l'ont trouvée. Mais, un jour, une voix criera: "Il n'y
a ni route ni sentier!"
LXXVIII
Dédié aux flammes de l'aurore le vin de ta coupe pareille
à la tulipe printanière! Dédie au sourire d'un adolescent
le vin de ta
coupe pareille à sa bouche! Bois, et oublie que le poing de
la Douleur te renversera bientôt.
LXXIX
Du vin! Du vin, en torrent! Qu'il bondisse dans mes veines! Qu'il bouillonne
dans ma tête! Des coupes... Ne parle plus! Tout
n'est que mensonge. Des coupes... Vite! J'ai déjà vieilli...
LXXX
Une telle odeur de vin émanera de ma tombe, que les passants
en seront enivrés. Une telle sérénité entourera
ma tombe, que
les amants ne pourront s'en éloigner.
LXXXI
Dans le tourbillon de la vie, seuls sont heureux les hommes qui se
croient savants et ceux qui ne cherchent pas à s'instruire. Je
suis allé me pencher sur tous les secrets de l'univers, et j'ai
regagné ma solitude en enviant les aveugles que je rencontrais.
LXXXII
On me dit: "Ne bois plus, Khayyâm!" Je réponds: "Quand
j'ai bu, j'entends ce que disent les roses, les tulipes et les jasmins.
J'entends, même, ce que ne peut me dire ma bien-aimée."
LXXXIII
À quoi réfléchis-tu, mon ami? Tu penses à
tes ancêtres? Ils sont poussière dans la poussière.
Tu penses à leurs mérites?
Regarde-moi sourire. Prends cette urne et buvons en écoutant
sans inquiétude le grand silence de l'univers.
LXXXIV
L'aurore a comblé de roses la coupe du ciel. Dans l'air de cristal
s'égoutte le chant du dernier rossignol. L'odeur du vin est plus
légère. Dire qu'en ce moment des insensés rêvent
de gloire, d'honneurs! Que ta chevelure est soyeuse, ma bien-aimée!
LXXXV
Ami, ne fais aucun projet pour demain. Sais-tu, seulement, si tu pourras
achever la phrase que tu vas commencer? Demain,
nous serons peut-être loin de ce caravansérail, et déjà
pareils à ceux qui ont disparu, il y a sept mille ans.
LXXXVI
Ô rétiaire des cœurs, prends une urne et une coupe! Allons
nous asseoir au bord du ruisseau. Svelte adolescent au clair visage,
je te contemple et je songe à l'urne et à la coupe que
tu seras, un jour.
LXXXVII
Il y alongtemps que ma jeunesse est allée rejoindre tout ce
qui est mort. Printemps de ma vie, tu es maintenant où sont les
printemps passés. Ô ma jeunesse, tu es partie sans que
je m'en aperçoive! Tu es partie comme s'abolit, chaque jour, la
douceur
du printemps.
LXXXVIII
Ouvre-toi, mon frère, à tous les parfums, à toutes
les couleurs, à toutes les musiques. Caresse toutes les femmes.
Redis-toi que
la vie est brève et que tu reviendras bientôt à
la terre, serais-tu l'eau de Zemzem ou de Selsebil.
LXXXIX
Aspirer ici-bas à la paix: folie. Croire au repos éternel:
folie. Après ta mort, ton sommeil sera bref, et tu renaîtras,
dans une
touffe d'herbe qui sera piétinée ou dans une fleur que
le soleil flétrira.
XC
Je me demande ce que je possède vraiment. Je me demande ce qui
subsistera de moi après ma mort. Notre vie est brève
comme un incendie. Flammes que le passant oublie, cendres que le vent
disperse: un homme a vécu.
XCII
Conviction et doute, erreur et vérité, ne sont que des
mots aussi vides qu'une bulle d'air. Irisée ou terne, cette bulle
est l'image
de ta vie.
XCII
À la puissance de Kaï-Kaous, à la gloire de Kai-Kobad,
aux richesses du Khorassan, je préfère une urne de vin. J'estime
l'amant qui gémit de bonheur, et je méprise l'hypocrite
qui murmure une prière.
XCIII
Écoute ce grand secret. Quand la première aurore illumina
le monde, Adam n'était déjà qu'une douloureuse créature
qui
appelait la nuit, qui appelait la Mort.
XCIV
La lune du Ramazan vient d'apparaître. Demain, le soleil baignera
une ville silencieuse. Les vins dormiront dans les urnes et les
jeunes filles dans l'ombre des bosquets.
XCV
Je n'ai pas demandé de vivre. Je m'efforce d'accueillir sans
étonnement et sans colère tout ce que la vie m'apporte. Je
partirai
sans avoir questionné personne sur mon étrange séjour
sur cette terre.
XCVI
Ne laisse pas de cueillir tous les fruits de la vie. Cours vers tous
les festins et choisis les plus grandes coupes. Ne crois pas
qu'Allah tient compte de nos vices ou de nos vertus. Garde-toi de négliger
ce qui peut te rendre heureux.
XCVII
Nuit. Silence. Immobilité d'une branche et de ma pensée.
Une rose, image de ta splendeur éphémère, vient de
laisser tomber un
de ses pétales. Où es-tu, en ce moment, toi qui m'as
tendu la coupe et que j'appelle encore? Sans doute, aucune rose ne
s'effeuille près de celui que tu désaltères là-bas,
et tu es privée du bonheur amer dont je sais t'enivrer.
XCVIII
Si tu savais comme je m'intéresse peu aux quatre éléments
de la nature et aux cinq facultés del'homme! Certains philosophes
grecs, dis-tu, pouvaient proposer cent énigmes à leurs
auditeurs? Mon indifférence là-dessus est totale. Apporte
du vin, joue du
luth et que ses modulations me rappellent celles de la brise, qui passe
comme nous!
XCIX
Quand l'ombre de la Mort s'allongera vers moi, quand la gerbe de mes
jours sera liée, je vous appellerai, et vous
m'emporterez, ô mes amis! Lorsque je serai devenu poussière,
vous façonnerez, avec mes cendres, une urne que vous
remplirez de vin. Peut-être, alors, me verrez-vous revivre.
C
Je ne me préoccupe pas de savoir où je pourrais acheter
le manteau de la Ruse et du Mensonge, mais je suis toujours à la
recherche de bon vin. Ma chevelure est blanche. J'ai soixante-dix ans.
Je saisis l'occasion d'être heureux aujourd'hui, car,
demain, je n'en aurai peut-être plus la force.
CI
Que sont devenus tous nos amis? La Mort les a-t-elle renversés
et piétinés? Que sont devenus tous nos amis? J'entends encore
leurs chansons dans la taverne... Sont-ils morts, ou sont-ils ivres
d'avoir vécu?
CII
Quand je ne serai plus, il n'y aura plus de roses, de cyprès,
de lèvres rouges et de vin parfumé. Il n'y aura plus d'aubes
et de
crépuscules, de joies et de peines. L'univers n'existera plus,
puisque sa réalité dépend de notre pensée.
CIII
Voici la seule vérité. Nous sommes les pions de la mystérieuse
partie d'échecs jouée par Allah. Il nous déplace,
nous arrête,
nous pousse encore, puis nous lance, un à un, dans la boîte
du néant.
CIV
La voûte du ciel ressemble à une tasse renversée
sous laquelle errent en vain les sages. Que ton amour pour ta bien-aimée
soit
pareil à celui de l'urne pour la coupe. Vois... Lèvre
à lèvre, elles se donnent leur sang.
CV
Les savants ne t'apprendront rien, mais la caresse des longs cils d'une
femme te révélera le bonheur. N'oublie pas que tes jours
sont comptés et que tu seras bientôt la proie de la terre.
Achète du vin, emporte-le à l'écart, puis laisse-le
te consoler.
CVI
Il te versera sa chaleur. Il te délivrera des neiges du passé
et des brumes de l'avenir. Il t'inondera de lumière. Il brisera
tes
chaînes de prisonnier.
CVII
Autrefois, quand je fréquentais les mosquées, je n'y
prononçais aucune prière, mais j'en revenais riche d'espoir.
Je vais toujours
m'asseoir dans les mosquées, où l'ombre est propice au
sommeil.
CVIII
Sur la Terre, bariolée, chemine quelqu'un qui n'est ni musulman,
ni infidèle, ni riche, ni pauvre. Il ne révère ni
Allah, ni les lois. Il
ne croit pas à la vérité. Il n'affirme jamais
rien. Sur la Terre bariolée, quel est cet homme brave et triste?
CIX
Avant de pouvoir caresser un visage pareil à une rose, que d'épines
tu as à retirer de ta chair! Vois ce peigne. C'était un
morceau de bois. Quand on l'a découpé, quel supplice
il a subi! Mais, il a plongé dans la chevelure parfumée d'un
adolescent.
CX
Quand la brise du matin entr'ouvre les roses et leur chuchote que les
violettes ont déjà déplié leurs robes, seul
est digne de vivre
celui qui regarde dormir une souple jeune Elle, saisit sa coupe, la
vide, puis la jette.
CXI
Tu appréhendes ce qui peut t'arriver demain? Sois confiant,
sinon l'infortune ne manquerait pas de justifier tes craintes. Ne
t'attache à rien, ne questionne ni livres ni gens, car notre
destinée est insondable.
CXII
Seigneur, Ô Seigneur, réponds-nous! Tu nous as donné
des yeux, et tu as permis que la beauté de tes créatures
nous
éblouisse... Tu nous as donné la faculté d'être
heureux, et tu voudrais que nous renoncions à jouir des biens de
ce monde? Mais
cela nous est aussi impossible que de renverser une coupe sans répandre
le vin qu'elle contient!
CXIII
Dans une taverne, je demandais à un vieux sage de me renseigner
sur ceux qui sont partis. Il m'a répondu: "Ils ne reviendront
pas. C'est tout ce que je sais. Bois du vin!"
CXIV
Regarde! Écoute! Une rose tremble dans la brise. Un rossignol
lui chante un hymne passionné. Un nuage s'est arrêté.
Buvons
du vin! Oublions que cette brise effeuillera la rose, emportera le
chant du rossignol et ce nuage qui nous donne une ombre si
précieuse.
CXV
Cette voûte céleste sous laquelle nous errons, je la compare
à une lanterne magique dont le soleil est la lampe. Et le monde
est
le rideau où passent nos images.
CXVI
Une rose disait: "Je suis la merveille de l'univers. Vraiment, un parfumeur
aura-t-il le courage de me faire souffrir?" Un rossignol
chanta: "Un jour de bonheur prépare un an de larmes."
CXVII
Ce soir ou demain, tu ne seras plus. Il est temps que tu demandes du
vin, couleur de rose. Insensé, te compares-tu à un trésor,
et crois-tu que des voleurs méditent déjà d'ouvrir
ton sépulcre et d'emporter ton cadavre?
CXVIII
Sultan, ta destinée glorieuse était écrite dans
les constellations où flamboie le nom de Khosrou! Depuis le commencement
des
âges, ton cheval, aux sabots d'or, bondissait parmi les astres.
Quand tu passes, un tourbillon d'étincelles te dérobe à
notre vue.
CXIX
L'amour qui ne ravage pas n'est pas l'amour. Un tison répand-il
la chaleur d'un brasier? Nuit et jour, durant toute sa vie, le
véritable amant se consume de douleur et de joie.
CXX
Tu peux sonder la nuit qui nous entoure. Tu peux foncer sur cette nuit...
Tu n'en sortiras pas. Adam et Ève, qu'il a dû être
atroce, votre premier baiser, puisque vous nous avez créés
désespérés!
CXXI
Les étoiles laissent tomber leurs pétales d'or. Je me
demande pourquoi mon jardin n'en est pas déjà tapissé.
Comme le ciel
répand ses fleurs sur la terre, je verse dans ma coupe noire
du vin rose.
CXXII
Je bois du vin comme la racine du saule boit l'onde claire du torrent.
Allah seul est Allah. Allah seul sait tout, dis-tu? Quand il
m'a créé, il savait que je croirais au vin. Si je m'abstenais
de boire, la science d'Allah serait en défaut.
CXXIII
Le vin, seul, te délivrera de tes soucis. Le vin, seul, t'empêchera
d'hésiter entre les soixante-douze sectes. Ne te détourne
pas
du magicien qui a le pouvoir de te transporter dans la contrée
de l'oubli.
CXXIV
Chaque matin, la rosée accable les tulipes, les jacinthes et
les violettes, mais le soleil les délivre de leur brillant fardeau.
Chaque
matin, mon coeur est plus lourd dans ma poitrine, mais ton regard le
délivre de sa tristesse.
CXXV
Si tu veux avoir la magnifique solitude des étoiles et des fleurs,
romps avec tous les hommes, avec toutes les femmes. Ne
chemine près de personne. Ne te penche sur aucune douleur. Ne
participe à aucune fête.
CXXVI
Le vin a la couleur des roses. Le vin n'est peut-être pas le
sang de la vigne, mais celui des roses. Cette coupe n'est peut-être
pas du cristal, mais de l'azur figé. La nuit n'est peut-être
que la paupière du jour.
CXXVII
Le vin procure aux sens une ivresse pareille à celle des Élus.
Il nous rend notre jeunesse, il nous rend ce que nous avons perdu
et il nous donne ce que nous désirons. Il nous brûle comme
un torrent de feu, mais il peut aussi changer notre tristesse en eau
rafraîchissante.
CXXVIII
Referme ton Koran. Pense librement, et regarde librement le ciel et
la terre. Au pauvre qui passe, donne la moitié de ce que tu
possèdes. Pardonne à tous les coupables. Ne contriste
personne. Et cache-toi pour sourire.
CXXIX
Que l'homme est faible! Que le Destin est inéluctable! Nous
faisons des serments que nous ne tenons pas, et notre honte nous
est indifférente. Moi-même, j'agis souvent comme un insensé.
Mais, j'ai l'excuse d'être ivre d'amour.
CXXX
Homme, puisque ce monde est un mirage, pourquoi te désespères-tu,
pourquoi penses-tu sans cesse à ta misérable condition?
Abandonne ton âme à la fantaisie des heures. Ta destinée
est écrite. Aucune rature ne la modifira.
CXXXI
Cette buée autour de cette rose, est-ce une volute de son parfum
ou le fragile rempart que la brume lui a laissé? Ta chevelure
sur ton visage, est-ce encore de la nuit que ton regard va dissiper?
Réveille-toi, bien-aimée! Le soleil dore nos coupes. Buvons!
CXXXII
Prends la résolution de ne plus contempler le ciel. Entoure-toi
de belles jeunes filles et caresse-les. Tu hésites? Tu as encore
envie de supplier Allah? Avant toi, des hommes ont prononcé
de ferventes prières. Ils sont partis, et tu ignores si Allah les
a
entendus.
CXXXIII
L'aurore! Bonheur et pureté! Un immense rubis scintille dans
chaque coupe. Prends ces deux branches de santal. Transforme
celle-ci en luth, et embrase l'autre pour qu'elle nous parfume.
CXXXIV
Las d'interroger vainement les hommes et les livres, j'ai voulu questionner
l'urne. J'ai posé mes lèvres sur ses lèvres, et j'ai
murmuré: "Quand je serai mort, où iraije?", Elle m'a
répondu: "Bois à ma bouche. Bois longtemps. Tu ne reviendras
jamais
ici-bas."
CXXXV
Si tu es ivre, Khayyâm, sois heureux. Si tu contemples ta bien-aimée
aux joues de rose, sois heureux. Si tu rêves que tu
n'existes plus, sois heureux, puisque la mort est le néant.
CXXXVI
Je raversais l'atelier désert d'un potier. Il y avait au moins
deux mille urnes, qui parlaient tout bas. Soudain, l'une d'elles cria:
"Silence! Permettez à ce passant d'évoquer les potiers
et les acheteurs que nous étions..."
CXXXVII
Vous dites que le vin est le seul baume? Apportez-moi tout le vin de
l'univers! Mon cœur a tant de blessures... Tout le vin de
l'univers, et que mon cœur garde ses blessures!
CXXXVIII
Quelle âme légère, celle du vin! Potiers, pour
cette âme légère, faites aux urnes des parois bien
lisses! Ciseleurs de coupes,
arrondissez-les avec amour, afin que cette âme voluptueuse puisse
doucement se caresser à de l'azur!
CXXXIX
Ignorant qui te crois savant, je te regarde suffoquer entre l'infni
du passé et l'infini de l'avenir. Tu voudrais planter une borne
entre ces deux infinis et t'y jucher... Va plutôt t'asseoir sous
un arbre, près d'un flacon de vin qui te fera oublier ton impuissance.
CXL
Une autre aurore! Comme chaque matin, je découvre la splendeur
du monde et je m'affige de ne pouvoir remercier son
créateur. Mais, tant de roses me consolent, tant de lèvres
s'offrent aux miennes! Laisse ton luth, ma bien-aimée, puisque les
oiseaux se mettent à chanter.
CXLI
Contente-toi de savoir que tout est mystère: la création
du monde et la tienne, la destinée du monde et la tienne. Souris
à ces
mystères comme à un danger que tu mépriserais.
Ne crois pas que tu sauras quelque chose quand tu auras franchi la porte
de
la Mort. Paix à l'homme dans le noir silence de l'Au-Delà!
CXLII
Au milieu de la prairie verte, l'ombre de cet arbre ressemble à
une île. Passant, reste où tu es, là-bas! Entre la
route que tu suis
et cette ombre qui tourne lentement, il y a peutêtre un abime
infranchissable.
CXLIII
Que ferai-je, aujourd'hui? Irai-je à la taverne? Irai-je m'asseoir
dans un jardin, ou me pencherai-je sur un livre? Un oiseau
passe. Où vat-il? Je l'ai déjà perdu de vue. Ivresse
d'un oiseau dans l'azur torride! Mélancolie d'un homme dans l'ombre
fraîche
d'une mosquée!
CXLIV
Un peu plus de vin, ma bien-aimée! Tes joues n'ont pas encore
l'éclat des roses. Un peu plus de tristesse, Khayyâm! Ta
bien-aimée va te sourire.
CXLV
Notre univers est une tonnelle de roses. Nos visiteurs sont les papillons.
Nos musiciens sont les rossignols. Quand il n'y a plus
ni roses, ni feuilles, les étoiles sont mes roses et ta chevelure
est ma forêt.
CXLVI
Serviteurs, n'apportez pas les lampes puisque mes convives, exténués,
se sont endormi. J'y vois suffisamment pour distinguer
leur pâleur. Étendus et froids, ils seront ainsi dans
la nuit du tombeau. N'apportez pas les lampes, car il n'y a pas d'aube
chez
les morts.
CXLVII
Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n'as plus
de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie.
Quand la splendeur du jour t'exaspère, quand tu souhaites qu'une
nuit défnitive s'abatte sur le monde, pense au réveil d'un
enfant.
CXLVIII
Je dissimule ma tristesse, puisque les oiseaux blessés se cachent
pour mourir. Du vin! Écoutez mes plaisanteries! Du vin, des
roses, des chants de luth et ton indifférence à ma tristesse,
bien-aimée!
CXLIX
Seigneur, tu as placé mille pièges invisibles sur la
route que nous suivons, et tu as dit: "Malheur à ceux qui ne les
éviteront pas!"
Tu vois tout, tu sais tout. Rien n'arrive sans ta permlssion. Sommes-nous
responsables de nos fautes? Peux-tu me reprocher ma
révolte?
CL
J'ai beaucoup appris et j'ai beaucoup oublié aussi, volontairement.
Dans ma mémoire, chaque chose était à sa place. Par
exemple, ce qui était à droite ne pouvait aller à
gauche. Je n'ai connu la paix que le jour où j'ai tout rejeté
avec mépris. J'avais
enfin compris qu'il est impossible d'affirmer ou de nier.
CLI
J'ai eu des maitres éminents. Je me suis réjoui de mes
progrès, de mes triomphes. Quand j'évoque le savant que j'étais,
je le
compare à l'eau qui prend la forme du vase et à la fumée
que le vent dissipe.
CLII
Pour le sage, la tristesse et la joie se ressemblent, le bien et le
mal aussi. Pour le sage, tout ce qui a commencé doit finir. Alors,
demande-toi si tu as raison de te réjouir de ce bonheur qui
t'arrive, ou de te désoler de ce malheur que tu n'attendais pas.
CLIII
Puisque notre sort, ici-bas, est de souffrir puis de mourir, ne devons-nous
pas souhaiter de rendre le plus tôt possible à la terre
notre corps misérable? Et notre âme, qu'Allah attend pour
la juger selon ses mérites, dites-vous? Je vous répondrai
là-dessus,
quand j'aurai été renseigné par quelqu'un revenant
de chez les morts.
CLIV
Derviche, dépouille-toi de cette robe peinte dont tu es si fier
et que tu n'avais pas à ta naissance! Endosse le manteau de la
Pauvreté. Les passants ne te salueront pas, mais tu entendras
chanter dans ton coeur tous les séraphins du ciel.
CLV
Ivre ou altéré, je ne cherche qu'à dormir. J'ai
renonce à savoir ce qui est bien, ce qui est mal. Pour moi, le bonheur
et la douleur
se ressemblent. Quand un bonheur m'arrive, je ne lui accorde qu'une
petite place, car je sais qu'une douleur le suit.
CLVI
On ne peut incendier la mer, ni convaincre l'homme que le bonheur est
dangereux. Il sait, pourtant, que le moindre choc est
fatal à l'urne pleine et laisse intacte l'urne.
CLVII
Regarde autour de toi. Tu ne verras qu'afflictions, angoisses et désespoirs.
Tes meilleurs amis sont morts. La tristesse est ta
seule compagne. Mais, relève la tête! Ouvre tes mains!
Saisis ce que tu désires et ce que tu peux atteindre. Le passé
est un
cadavre que tu dois enterrer.
CLVIII
Je regarde ce cavalier qui s'éloigne dans la brume du soir.
Traversera-t-il des forêts ou des plaines incultes? Où va-t-il?
Je ne
sais. Demain, serai-je étendu sur la terre ou sous la terre?
Je ne sais.
CLIX
"Allah est grand!" Ce cri du moueddin ressemble à une immense
plainte. Cinq fois par jour, est-ce la Terre qui gémit vers son
créateur indifférent?
CLX
Le Ramazan' est fini. Corps épuisés, âmes fanées,
la joie revient! Les conteurs savent des histoires nouvelles. Les porteurs
de
vin, les marchands de rêves lancent leurs appels. Mais je n'entends
pas celui qui me rendra la vie, celui de ma bien-aimée.
CLXI
Regarde ce ruisseau qui brille dans ce jardin. Comme moi, décide
que tu vois le Kaouçar et que tu es dans le Paradis. Va
chercher ton amie au visage de rose.
CLXII
Tu ne vois que les apparences des choses et des êtres. Tu te
rends compte de ton ignorance, mais tu ne veux pas renoncer à
aimer. Apprends qu'Allah nous a donné l'amour comme il a rendu
certaines plantes vénéneuses.
CLXIII
Tu es malheureux? Ne pense pas à ta douleur, et tu ne souffriras
pas. Si ta peine est trop violente, songe à tous les hommes qui
ont souffert inutilement depuis la création du monde. Choisis
une femme aux seins de neige, et garde-toi de l'aimer. Qu'elle soit,
aussi, incapable de t'aimer.
CLXIV
Pauvre homme, tu ne sauras jamais rien.. Tu n'élucideras jamais
un seul des mystères qui nous entourent. Puisque les religions
te promettent le Paradis, aie soin de t'en créer un sur cette
terre, car l'autre n'existe peut-être pas.
CLXV
Lampes qui s'éteignent, espoirs qui s'allument. Aurore. Lampes
qui s'allument, espoirs qui s'éteignent. Nuit.
CLXVI
Tous les royaumes pour une coupe de vin précieux! Tous les livres
et toute la science des hommes pour une suave odeur de
vin! Tous les hymnes d'amour pour la chanson du vin qui coule! Toute
la gloire de Féridoun pour ce chatoiement sur cette urne!
CLXVII
J'ai reçu le coup que j'attendais. Ma bien-aimée m'a
abandonné. Quand je l'avais, il m'était facile de mépriser
l'amour et
d'exalter tous les renoncements. Près de ta bien-aimée,
Khayyâm, comme tu étais seul! Vois-tu, elle est partie pour
que tu puis
ses te réfugier en elle.
CLXVIII
Seigneur, tu as brisé ma joie! Seigneur, tu as élevé
une muraille entre mon coeur et son coeur! Ma belle vendange, tu l'as
piétinée. Je vais mourir, mais tu chancelles, enivré!
CLXIX
Silence, ma douleur! Laisse-moi chercher un remède. Il faut
que je vive, car les morts n'ont plus de mémoire. Et je veux revoir
sans cesse ma bien-aimée!
CLXX
Luths, parfums et coupes, lèvres, chevelures et longs yeux,
jouets que le Temps détruit, jouets! Austérité, solitude
et labeur,
méditation, prière et renoncement, cendres que le Temps
écrase, cendres!
(Traduits par Franz Toussaint, Paris, L'Édition d'art H. Piazza)