Eaux-fortes funéraires
Emile Nelligan
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  1. Les Vieilles Rues
  2. Soirs d'automne
  3. Les Corbeaux
  4. Le Corbillard
  5. Le Perroquet
  6. Banquet macabre
  7. Confession nocturne
  8. Le Tombeau de la Négresse
  9. Le Cercueil

    Les Vieilles Rues

Que vous disent les vieilles rues
Des vieilles cités ?...
Parmi les poussières accrues
De leur vétustés,
Rêvant de choses disparues,
Que vous disent les vieilles rues ?

Alors que vous y marchez tard
Pour leur rendre hommage :
- " De plus d'une âme de vieillard
Nous sommes l'image, "
Disent-elles dans le brouillard,
Alors que vous y marchez tard.

" Comme d'anciens passants nocturnes
" Qui longent nos murs,
" En eux ayant les noires urnes
" De leurs ans impurs,
" S'en vont les Remords taciturnes
" Comme d'anciens passants nocturnes. "

Voilà ce que dans les cités
Maintes vieilles rues
Disent parmi les vétustés
Des choses accrues
Parmi vos gloires disparues,
Ô mornes et mortes cités !

           Soirs d'automne

Voici que la tulipe et voilà que les roses,
Sous le geste massif des bronzes et des marbres,
Dans le Parc où l'Amour folâtre sous les arbres,
Chantent dans les longs soirs monotones et roses.

Dans les soirs a chanté la gaîté des parterres
Où danse au clair de lune en des poses obliques,
Et de grands souffles vont, lourds et mélancoliques,
Troubler le rêve blanc des oiseaux solitaires.

Voici que la tulipe et voilà que les roses
Et les lys cristallins, pourprés de crépuscule,
Rayonnent tristement au soleil qui recule,
Emportant la douleur des bêtes et des choses.

Et mon amour meurtri, comme une chair qui saigne,
Repose sa blessure et calme ses névroses.
Et voici que les lys, la tulipe et les roses
Pleurent les souvenirs où mon âme se baigne.

                 Les Corbeaux

J'ai cru voir sur mon coeur un essaim de corbeaux
En pleine lande intime avec des vols funèbres,
De grands corbeaux venus de montagnes célèbres
Et qui passaient au clair de lune et de flambeaux.

Lugubrement, comme en cercle sur des tombeaux
Et flairant un régal de carcasses de zèbres,
Ils planaient au frisson glacé de mes vertèbres.
Agitant à leurs becs une chair en lambeaux.

Or, cette proie échue à ces démons des nuits
N'était autre que ma Vie en loque, aux ennuis
Vastes qui vont tournant sur elle ainsi toujours,

Déchirant à larges coups de bec, sans quartier,
Mon âme, une charogne éparse au champs des jours,
Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier.

           Les Corbillards

Par des temps de brouillard, de vent froid et de pluie,
Quand l'azur a vêtu comme un manteau de suie,
Fête des anges noirs ! dans l'après-midi, tard,
Comme il est douloureux de voir un corbillard,
Traîné par des chevaux funèbres, en automne,
S'en aller cahotant au chemin monotone,
Là-bas vers quelque gris cimetière perdu,
Qui lui-même, comme un grand mort gît étendu !
L'on salue, et l'on est pensif au son des cloches
Élégiaquement dénonçant les approches
D'un après-midi tel aux rêves du trépas.
Alors nous croyons voir, ralentissant le pas,
À travers des jardins rouillés de feuilles mortes,
Pendant que le vent tord des crêpes à nos portes,
Sortir de nos maisons, comme des coeurs en deuil,
Notre propre cadavre enclos dans le cercueil.

      Le Perroquet

Aux jours de sa vieille détresse
Elle avait, la pauvre négresse,
Gardé cet oiseau d'allégresse.

Ils habitaient, au coin hideux,
Un de ces réduits hasardeux,
Au faubourg lointain, tous les deux

Lui, comme jadis à la foire,
Il jacassait les jours de gloire
Perché sur son épaule noire.

La vieille écoutait follement,
Croyant que par l'oiseau charmant
Causait l'âme de son amant.

Car le poète chimérique,
Avec une verve ironique
À la crédule enfant d'Afrique

Avait conté qu'il s'en irait,
À son trépas, vivre en secret
Chez l'âme de son perroquet.

C'est pourquoi la vieille au front chauve,
À l'Heure où la clarté se sauve,
Interrogeait l'oiseau, l'oeil fauve.

Mais lui riait, criant toujours,
Du matin au soir tous les jours :
" Ha ! Ha ! Ha ! Gula, mes amours ! "

Elle en mourut dans un cri rauque,
Croyant que sous le soliloque
Inconscient du bavard glauque,

L'amant défunt voulait, moqueur,
Railler l'amour de son vieux coeur.
Elle en mourut dans la rancoeur.

L'oiseau pleura ses funérailles,
Puis se fit un nid de pierrailles
En des ruines de murailles.

Mais il devint comme hanté ;
Et quand la nuit avait chanté
Au clair du ciel diamanté,

On eût dit, à voir sa détresse,
Qu'en lui pleurait, dans sa tendresse,
L'âme de la pauvre négresse.

          Banquet macabre

À la santé du rire ! Et j'élève ma coupe,
Et je bois follement comme un rapin joyeux.
Ô le rire ! Ha ! ha ! ha ! qui met la flamme aux yeux,
Ce vaisseau d'or qui glisse avec l'amour en poupe !

Vogue pour la gaieté de Riquet-à-la-Houppe !
En bons bossus joufflus gouaillons pour le mieux.
Que les bruits du cristal éveillent nos aïeux
Du grand sommeil de pierre où s'entasse leur groupe.

Ils nous viennent, claquant leurs vieux os : les voilà !
Qu'on les assoie en ronde au souper de gala.
À la santé du rire et des pères squelettes !

Versez le vin funèbre aux verres par longs flots,
Et buvons à la Mort dans leurs crânes, poètes,
Pour étouffer en nous la rage des sanglots !

       Confession nocturne

Prêtre, je suis hanté, c'est la nuit dans la ville,
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs,
Il pleut une tristesse horrible aux promenoirs
Et personne ne vient de la plèbe servile.

Tout est calme et tout dort. La solitaire Ville
S'aggrave de l'horreur vaste des vieux manoirs.
Prêtre, je suis hanté, c'Est la nuit dans la ville ;
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs.

En le parc hivernal, sous la bise incivile,
Lucifer rôde et va raillant mes désespoirs
Très fous !... Le suicide aiguise ses coupoirs !
Pour se prendre, il fait bon sous cet arbre tranquille...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Prêtre, priez pour moi, c'Est la nuit dans la ville !...

Le Tombeau de la Négresse

Après que nous eut fui le grand vent des hivers,
Aux derniers ciels pâlis de mars, nous la menâmes
Dans le hallier funèbre aux odeurs de cinnames,
Où germaient les soupçons de nouveaux plants rouverts.

De hauts rameaux étaient criblées d'oiseaux divers
Et de tristes soupirs gonflaient leurs jeunes âmes.
Au limon moite et brut où nous la retournâmes,
Que l'Africaine dorme en paix dans les mois verts !

Le sol pieusement recouvra ses planches ;
Et le bon bengali, dans son château de branches,
Pleurera sur maint thème un peu de ses vingt ans.

Peut-être, revenus en un lointain printemps,
Verrons-nous, de son coeur, dans les buissons latents,
Éclore un grand lys noir entre des roses blanches.

              Le Cercueil

Au jour où mon aïeul fut pris de léthargie,
Par mégarde on avait apporté son cercueil ;
Déjà l'étui des morts s'ouvrait pour son accueil,
Quand son âme soudain ralluma sa bougie.

Et nos âmes, depuis cet horrible moment,
Gardaient de ce cercueil de grandes terreurs sourdes ;
Nous croyions voir l'aïeul au fond des fosses lourdes,
Hagard, et se mangeant dans l'ombre éperdument.

Aussi quand l'un mourait, père ou frère atterré
Refusait sa dépouille à la boîte interdite,
Et ce cercueil, au fond d'une chambre maudite,
Solitaire et muet, plein d'ombre, est demeuré.

Il me fut défendu pendant longtemps de voir
Ou de porter les mains à l'objet qui me hante...
Mais depuis, sombre errant de la forêt méchante
Où chaque homme est un tronc marquant mon souci noir,

J'ai grandi dans le goût bizarre du tombeau,
Plein de dédain de l'homme et des bruits de la terre,
Tel un grand cygne noir qui s'éprend de mystère,
Et vit à la clarté du lunaire flambeau.

Et j'ai voulu revoir, cette nuit, le cercueil
Qui me troubla jusqu'en ma plus ancienne année ;
Assaillant d'une clé sa porte surannée
J'ai pénétré sans peur en la chambre de deuil.

Et là, longtemps je suis resté, le regard fou,
Longtemps, devant l'horreur macabre de la boîte ;
Et j'ai senti glisser sur ma figure moite
Le frisson familier d'une bête à son trou.

Et je me suis penché pour l'ouvrir, sans remord
Baisant son front de chêne ainsi qu'un front de frère ;
Et, mordu d'un désir joyeux et funéraire,
Espérant que le ciel m'y ferait tomber mort.

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